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vendredi 31 janvier 2014

Les nombreuses erreurs du Point sur le genre et John Money (Auteur invité)

Cet article n'est pas de moi mais d'Ataraxia, agrégatif en sociologie (ENS Cachan), et membre de la Conférence Catholique des Baptisé.e.s Francophones. Il s'agit de son deuxième billet publié sur ce blog, après un premier consacré à une analyse sociologique du lien humour/responsabilité personnelle.

Emilie Lanez, dans la plus parfaite tradition du Point qui consiste à suivre les propos démagogiques en vogue pour surfer dessus, a écrit un article sur le genre et John Money. Sans aucun esprit critique, elle reprend en compte l'argumentation des détracteurs de la « théorie du genre » avec toutes leurs factuelles.

Pour commencer, John Money n'est pas le premier à avoir formulé le concept de genre en 1972. Avant lui, il y a eu Robert Stoller qui a écrit Sex and Gender. On the development of Masculinity and Feminity en 1968, soit quatre ans avant. Robert Stoller était psychiatre et travaillait avec des patients transsexuels. Il en est amené à distinguer le sexe biologique et l'identification psychologique à un sexe ou « identité de genre » (gender identity). Certains individus ne s'identifient pas à leur sexe biologique initial, d'où un possible recours à la chirurgie pour que le sexe de l'individu puisse concorder avec son ressenti psychologique. Quatre ans plus tard, deux psychologues, John Money et Anke Ehrhardt1 avancent la notion de rôle sexué ou « rôle de genre » (gender rôle). Leur thèse est qu'on peut réassigner un sexe à un individu en lui faisant assimiler les rôles de genre pour que son identité de genre se conforme à son nouveau sexe. Cette thèse débouchera sur l'expérience catastrophique de la réassignation de sexe de David devenu Brenda Reimer. Money et Ehrhardt restaient des partisans d'une stricte différenciation des sexes avec une identification aux sexes qui passaient par la conformité aux rôles de genre2. On est loin du féminisme et des études de genre qui se sont inscrits justement dans la volonté de déconstruire ces rôles de genre.

Comme le souligne Eric Fassin, « l'invention psy du genre » a rencontré « l'entreprise féministe de dénaturalisation du sexe ».Ce n'est pas Judith Butler mais Ann Oakley qui va populariser la notion de genre dans les sciences sociales, en 1972, même année que la publication de l'ouvrage de Money et Ehrhardt. Il s'agit encore là d'une autre erreur factuelle commise par Emilie Lanez. Ann Oakley3 distingue le « sexe » qui renvoie à la distinction biologique mâle/femelle et le « genre » qui est la distinction culturelle masculin/féminin. Le genre repose ici sur les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes. La prise de conscience de ce phénomène est ancien, on peut remonter au fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir dans le deuxième sexe (1949. Mais on peut aussi relever cette phrase de Balzac : « L'une des gloires de la Société, c'est d'avoir créé la femme là ou la Nature a fait une femelle »4. Il n'y a pas besoin d'aller voir des tribus en Océanie, comme Margaret Mead, pour constater que les différences homme/femme varient selon les cultures et donc dans le temps et l'espace. La place de la femme n'est pas la même en Arabie Saoudite qu'en France et dans cette dernière, elle a considérablement évolué en 50 ans.

S'il est vrai que le concept de rôle de genre a été inventé par Money et Ehrhardt, c'est leur réappropriation par les féministes et les sciences sociales qui vont donner naissance aux études féministes (très présentes en France, sous l'impulsion particulière de Christine Delphy qui étudiait les « rapports sociaux de sexe », concept quasi identique au genre) et aux études de genre. Néanmoins, on est loin de la négation du sexe biologique et surtout, il ne s'agit pas de réassigner un sexe aux individus. Il s'agit bien d'étudier ce qui produit le genre, c'est à dire les différences culturelles entre homme et femme.

C'est là alors qu'intervient la critique par Judith Butler des études de genre dans son ouvrage « Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l'identité » en 19905. Elle souligne le fait que le sexe comme tout concept est performatif. Un objet existe en tant que lui même mais le nom que je lui donne et la définition que j'accole au nom relèvent de l'exercice de ma pensée. L'objet est accolé au concept par l'énonciation6. Il ne s'agit pas de nier la réalité naturelle mais de faire abstraction de la signification sociale, que l'on peut en tirer. Judith Butler ajoute que la division du monde entre hommes et femmes est produite par la « matrice hétérosexuelle ». Évoquer l'existence d'homme et de femme a un sens dans la reproduction et surtout dans le cadre de ce que Judith Butler appelle « l'hétérosexualité obligatoire » qui veut maintenir cet ordre reproductif hiérarchisant hommes et femmes. Le genre devient ici « un « diviseur », au sens d'un système de relations sociales produisant deux sexes posés comme antagonistes : les hommes et les femmes »7

La division binaire du sexe alimente un débat très vif, notamment en matière d'intersexuation [note de Darth Manu: suite  notamment aux revendications d'associations d'intersexués, qui vivent le recours systématique à la chirurgie réassignatrice comme une violence et réclament le droit de choisir]. En France, en présence d'ambiguïté sexuelle chez un enfant, une commission de médecin décide du sexe à attribuer à l'enfant. La Société Française d'Imagerie Pédiatrique (SFIP) précise :
« La décision est collégiale dépendant de l'anatomie génitale externe et des possibilités de reconstruction, de l'anatomie génitale interne et de ses capacités fonctionnelles, de la cause exacte de l'ambiguïté. Le choix doit être rapide, il faut absolument éviter d'avoir à modifier le sexe choisi.
Du point de vue chirurgical, l'intervention de féminisation est plus simple(créer un vagin et réduire un organe clitorido pénien) et donne de meilleurs résultats que l'intervention de virilisation». On n'est pas très loin de John Money …
Sortir d'une vision binaire et de l'assignation à un sexe, plutôt donc dans l'inspiration de Butler, reviendrait à laisser les enfants choisir. C'est le choix qu'a fait la Suisse [Note de Darth Manu: l'enfant choisirait quand il serait en âge de l faire, selon l'article en lien: soit "entre 10 et 14 ans", et à tout âge, l'enfant et la famille seraient accompagnés par une équipe pluridisciplinaire]. L'Australie et l'Allemagne sont allés encore plus loin en permettant l'inscription d'un sexe « indéterminé » sur l'état civil.

Il n'y a pas une théorie du genre mais plusieurs approches qui existent. S'il y a un bien un concept en sciences sociales qui continue de faire l'objet de nombreux débats, c'est bien le genre. Le terme « théorie du genre » est tout à fait réducteur vue la diversité du champ en sciences sociales et de surcroît dangereux car il jette l'anathème sur l'étude de ce qui constitue la différenciation culturelle entre homme/femme revient à vouloir faire interdire tout débat sur la construction sociale des stéréotypes sur le masculin et le féminin.

Enfin, je terminerai par la dernière erreur d'Emilie Lanez qui est que le reportage d'Harald Eia a eu pour conséquence directe la fin de la subvention par le gouvernement norvégien du Nordic Gender Institute (NIKK). Il aurait suffi que notre journaliste, hélas très mal documentée, aille sur www.gender.no pour constater que les pouvoirs publics norvégiens sont toujours très impliqués dans la promotion des études de genre. Le NIKK, l'institut violemment critiqué par Harald Eia, existe toujours et le conseil des ministres nordiques a décidé de le placer sous la tutelle suédoise jusqu'en 2015. Si Emilie Lanez, avait poussé la curiosité un peu plus loin, elle aurait vu que l'objectivité d'Harald Eia était fort critiquable. Ce dernier oublie de préciser que Baron Cohen (non pas l'acteur qui joue Borat, mais son frère) n'a pas été reconnu pour ses travaux sur l'hypothèse de l'extreme male brain (emb) mais pour ses travaux antérieurs. De plus, les résultats du professeur Baron Cohen sont très peu significatifs (des p-values nettement supérieures à 0,05) et l'étude en elle-même souffre de nombreux biais, comme l'a souligné le blog scientifique allodoxia.

Bref, Emilie Lanez ferait mieux de lire ce billet du GenERe, laboratoire sur le genre à l'ENS Lyon, pour prendre un peu de recul sur les rumeurs qui courent et comprendre ce qu'est le genre.

1Money J., Ehrhardt A., Mand and Woman, Boy and Girl, Baltimore, John Hopkins University Press, 1972
3Oakley A. , Sex, Gender and Society, London Temple Smith, 1972
4(Balzac, Secrets Cadigan, 1839, p. 320)
5La traduction française a été publiée en 2006, on pourra toujours admirer la bravoure de Cynthia Kraus qui a du traduire la prose pas toujours accessible de Judith Butler.
6Un des exemples de performativité les plus connus est lorsque le maire dit à deux époux  dans le cadre d'un mariage hétérosexuel: « je vous déclare mari et femme », les époux deviennent maris et femmes par la phrase énoncée par le maire. Mais on peut l'élargir à la définition des concepts. Si l'on prend l'exemple d'un renard, il existe indéniablement dans la nature, mais il devient renard parce que je l'ai nommé renard et que j'ai établi une définition du concept renard.
7Bereni L., Chauvin S., Jaunait A., Revillard A., Introduction aux études sur le genre,  De Boeck, 2e édition revue et augmentée, 2012

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