Huffington Post a révélé ce matin que l'archidiocèse de Varsovie vient de publier sur son site un réquisitoire très violent contre Halloween, à deux jours de cette fête:
"Si Halloween est en perte de vitesse en France, parmi les jeunes polonais, la soirée du 1er novembre est de plus en plus populaire. Et pour l'Eglise de Pologne, il s'agit "d'un fruit de la propagation de l'occultisme et de la magie".
Cette tradition "a ses racines dans l'adoration païenne des esprits et d'un dieu celtique de la mort. Anton Lavey, le fondateur du satanisme moderne, affirmait que la nuit du 31 octobre au 1er novembre était la plus grande fête luciférienne, donnant lieu à de nombreux actes occultistes de violence. L'Eglise condamne ouvertement de telles pratiques", lit-on dans le message.
"Sous prétexte de s'amuser, on invite des enfants, des jeunes et des adultes à pratiquer l'occultisme, ce qui est en contradiction avec l'enseignement de l'Eglise et la vocation d'un chrétien", a insisté l'archidiocèse de Varsovie sur son site internet."
Si je comprends qu'on puisse être agacé par les aspects mercantiles d'Halloween, ou ne pas goûter son ambiance morbide, ou encore s'attrister de ce qu'elle puisse faire de l'ombre à la Toussaint, de même que l'aspect commercial de la fête de Noël occulte trop souvent sa signification religieuse, j'avoue être assez sidéré par cette mise en garde de l'Eglise catholique de Pologne.
En premier lieu, j'ai un peu de mal à voir en quoi Halloween serait "un fruit de la propagation de l'occultisme et de la magie". Les déguisements inspirés de l'imaginaire fantastique, la pratique du "trick or treat", le visionnage de films d'horreur pour marquer cette soirée, tout cela renvoie en effet au fantastique, au mystérieux, au ténébreux, mais sans doute moins dans une perspective magique ou païenne que dans une forme de tribut à l'imaginaire et aux contes qui nous ont tous bercés enfants. S'il est vrai que cette fête est davantage liée à la culture anglo-saxonne, et a du mal à percer dans la plupart des pays européens, il apparait évident que la plupart des personnes qui la célèbrent ne prennent pas au sérieux les références souvent très superficielles à l'occulte et à la magie qu'on peut y déceler, et cherchent simplement l'espace d'une soirée à réenchanter le monde, à faire semblant de croire aux contes de fées, à la méchante sorcière, au loup dans la forêt, etc.
"La tendance Halloween est un ré-enchantement du monde et un territoire de fiction idéal. Harry Potter, la Princesse Grenouille et Bella de Twilight ont un point commun : la magie est entrée dans leur vie, et si ce n’est pas toujours pour le meilleur, leur vie en est rendue bien plus trépidante et aussi riche de sens." ("Harry Potter, es-tu là ? L'imaginaire halloweenesque promeut les alcools", Tribulations)
Alors certes, on trouve toujours certaines personnes pour estimer que "Halloween est une fête nocive pour l'imaginaire des enfants":
"Je ne dis pas qu'elle est nocive, je dis qu'elle comporte des éléments de nocivité dissimulés. Cette fête a des conséquences sur l'imaginaire des enfants. Premièrement, elle donne l'idée que l'univers est régi par des forces occultes contre lesquelles l'enfant ne peut rien, et que tout est décidé par avance. Dans cet univers où règne la fatalité, l'homme n'est qu'un jouet ballotté par des entités tutélaires magiques. Il est difficile de faire comprendre aux enfants qu'ils sont libres, libres d'agir et de prendre en main leur vie.
Ensuite, Halloween dénature l'apprentissage indispensable de la mort. Elle lui enlève son caractère tragique, lui confère un anonymat et en fait un objet d'amusement. Halloween invite à prendre la mort au second degré. Or, les enfants ont un travail imaginaire important à faire pour juguler leurs angoisses existentielles. Mais plus on est dans l'anonymat et dans le second degré, plus on prolonge ce que l'historien Philippe Ariès appelle la «mort interdite». Par ailleurs, n'oublions pas que Halloween véhicule des éléments religieux liés au culte de Samhain pratiqué par les Celtes et donc aux anciennes religions primitives. Dès lors, même si on en parle au deuxième degré et qu'on affirme ne pas y croire, la puissance spirituelle de la magie reste active.[...]
Il n'est pas question de remettre en cause la nature de l'imaginaire des enfants, qui a toujours été peuplé de monstres et de fées, mais de protéger la qualité de cet imaginaire. Aujourd'hui, la frontière entre l'imaginaire et le réel est floue. Halloween flatte le sentiment de toute-puissance de l'enfant au lieu de le canaliser. Il lui laisse croire qu'il peut jeter un sort à l'adulte qui lui refuse des bonbons. Nous ne sommes plus ici dans la logique du don, mais dans celle du chantage. Nous savons, avec Bruno Bettelheim, que l'imaginaire est nécessaire aux enfants pour canaliser leurs angoisses. Je m'interroge sur la capacité qu'a l'enfant, flatté par Halloween, de bien faire la part des choses. Ne sommes-nous pas en train de gommer, de plus en plus, cette frontière indispensable entre l'imaginaire et le réel? Ce flottement des frontières, Freud le nommait «l'inquiétante étrangeté»." (interview de Damien Le Guay dans le Temps, reprise sur le site Regards)
Mais précisément, Halloween est avant tout une fête, c'est-à-dire un moment qui n'est pas pleinement intégré à l'ordre social, mais à pour fonction d'en libérer, de le dissoudre, de le suspendre provisoirement, avant l'inévitable retour au réel:
"La fête est ce moment privilégié, toujours attendu avec impatience, qui se trouve moins à l'intérieur du temps social qu'à ses marges. Soustraite au temps de la production, elle aura lieu la nuit ou bien à ces dates du calendrier qui, marquant la jonction de deux périodes bien déterminées, n'appartiennent en propre à aucune. Aussi est-elle propice à la mise en relation de ce qu'il faut ordinairement séparer : les classes sociales, les sexes, les âges, voire les vivants et les morts, l'humain et le divin, le social et la nature.
Seulement, il y a finalement là moins confrontation, rencontre, dialogue, que dissolution provisoire. L'individu lui-même, libéré de son rôle social, est davantage sommé de s'étourdir et de se fondre dans l'indivis que de s'exprimer. Au verbe se substitue la frénésie, la jouissance, le vertige.
Oscillant entre le rituel et l'anarchie, la fête n'annonce pas un ordre nouveau, elle n'est pas la révolution. Elle est plutôt une parenthèse à l'intérieur de l'existence sociale et du règne de la nécessité. Elle est aussi ce qui peut conférer une raison d'être à la quotidienneté, d'où la tentation de multiplier les occasions de fêtes, au point, note Jean Duvignaud, que « certaines nations, certaines cultures se sont englouties dans la fête »."
A ce titre, en basculant dans l'irréel, dans le fantastique, Halloween se fait moins le promoteur de l'occultisme ou de la magie que de la fête absolue, totalement déconnectée de la banalité qutotidienne.
Qu'est-ce qui empêche les enfants qui la fêtent de confondre à moyen terme l'imaginaire et le réel? Précisément son caractère de fête, de jour spécial, pas comme les autres. Le fait qu'Halloween a une veille et un lendemain rappelle que la magie n'est "réelle" que le temps d'un soir, et s'évanouit le lendemain, de la même manière que le carosse de Cendrillon redevient citrouille à la fin des douze coups de minuit. Et c'est pourquoi il s'agit finalement d'un fête rassurante, sécurisante, qui rappelle que la réalité quotidienne finit toujours par l'emporter sur les monstres de nos cauchemars d'enfant, que l'ombre sous le lit finit par être celle des couvertures, et les bruits étranges dans l'obscurité des craquements du bois du plancher, une fois la lumière du jour revenue. C'est pourquoi Halloween est une fête qui ne fait pas vraiment peur, n'est pas vraiment menaçante, n'est pas vraiment magique, ne dérange que pour de rire. D'où sans doute son attrait pour les commerciaux.
Alors l'archidiocèse de Varsovie affirme que "sous prétexte de s'amuser, on invite des enfants, des jeunes et des adultes à pratiquer l'occultisme". L'auteur de cette phrase a-t-il des exemples précis, ou bien s'agit-il juste d'une condamnation péremptoire, fondée non pas sur des faits mais sur la conviction, jamais vérifiée, que la culture populaire fantastique est d'inspiration satanique, et d'expliquer à peu de frais la déchristianisation par une sorte de théorie du complot à caractère occultiste, de la même manière que certains s'obstine à voir dans Harry Potter une apologie des pratiques occultistes, à rebours de l'expérience de millers de lecteurs?
Quand à la référence au fondateur de l'Eglise de Satan, Anton LaVey, je la trouve franchement limite.
Qu'est-ce qu'était Samain, effectivement l'ancêtre d'Halloween, suivant la majorité des historiens?
"Chez les celtes l’année était ponctuée de 4 étapes majeures :
Imbolc fêtait le printemps,
Beltane l’été,
Lugnasad l’automne
et Samain annonçait l’hiver.
L’époque de la Samain annonçait la fin des récoltes, l’arrivée du froid et la fameuse nuit où le Dieu de la Mort permettrait aux morts de vivre le temps de quelques heures aux côtés des vivants.
Samain n’est ni plus ni moins le jour de l’an celte même si celui-ci ne sera jamais vraiment fixe. On le situe entre le 25 octobre et le 20 novembre ce qui correspond au 6ème jour de la lune montante. Cette nuit là, un immense banquet est organisé, et chacun se doit d’être présent sous peine de mort. Des feux sont allumés et des sacrifices de chevaux (Irlande) ou de taureaux (Gaule) sont pratiqués. Si l’on se penche sur la grande épopée des celtes, on constatera que nombre d’événements ont eux lieu un jour ou une nuit de Samain : la guérison de Cûchulainn, la victoire des Tuatha à la bataille de Mag Tured.
La christianisation des peuples celtes signa l’arrêt de mort temporaire de cette fête déclarée païenne en l’an 610 par le Pape Boniface IV. En l’an 835 Grégoire IV créa la Toussaint et Odilon de Cluny fixera en 1048 la date du 1er novembre pour cette fête. La veille de la nuit sainte « all hallow even » ou « all hallow’s eve » selon les versions deviendra plus tard Halloween. La migration de la fête aux USA se fera en même temps que l’exode des irlandais fuyant la grande Famine de 1840. Cependant, les rites changent, et de nos jours, Halloween est devenue une fête commerciale, où les enfants, déguisés, frappent à toutes les portes du voisnage pour quémander des bonbons…
Rites
La Samain était un cérémonial nocturne.
Chaque foyer se devait d’éteindre le feu de la maison, et se plonger dans l’obscurité. Cette acte permettait de prendre conscience de l’état de mort : sans la lumière, la vie est impossible. Cette prise de conscience permettait d’apprivoiser la Mort, et d’entrer en contact avec les Anciens (hommes ayant déjà passé l’Au-Delà), afin de demander conseil, bienveillance et sagesse. Par la suite, les membres du villages se réunissaient dans le noir sur la place du village, place où les druides allumaient alors un nouveau feu. Ce feu sacré, symbolisait un recommencement, le début de la vie, de l’année celtique, et la victoire contre la mort.
Ce n’était que par la suite, que les druides allumaient d’autres feux autour du village, sur les collines, afin de protéger les habitations de toute menace maléfique. Ensuite, chaque villageois prenait quelques braises du feu sacré, et repartaient dans leur foyer pour faire repartir leur feu." ("Samain", Guide touristique sur l'Irlande).
S'il est vrai que Samain était effectivement une fête païenne, et que peut-être la Toussaint a pu être en partie une tentative d'en christianiser la coutume, à la façon dont la date du Noêl coincide avec une date importante du calendrier du culte de Mithra, on voit qu'il n'y a nulle trace de dévotion "luciférienne", ni "d'actes occultistes de violence". Il semble que cette fête ait eu pour objectif de célébrer la victoire de la vie sur la mort, et non de vouer un culte aux forces de la nuit.
Ce qui me met profondément mal à l'aise dans cette référence à LaVey, c'est que l'auteur de cet article, au lieu d'aller vérifier les origines d'Halloween sur la base de sources académiques, semble avoir pour premier réflexe de brandir les affirmations douteuses d'un homme qui est essentiellement un homme de spectacle, qui a plusieurs fois affirmé, sur la religion dont il est le fondateur et sur sa propre vie, des choses très douteuses et souvent contradictoire, et dont la parole n'est pas celle d'un historien, mais de quelqu'un qui cherche à donner une assise historique et l'apparence d'une filiation traditionnelle à une tradition millénaire à ce qui est essentiellement une religion recomposée fantaisiste, sans que celle-ci soit corroborée par aucun travail universitaire semble-t-il, et au bénéfice d'un culte qui ne semble pas avoir jamais dépassé les quelques centaines d'adhérents simultanément:
"LA LEGENDE: ASL prétendit qu'au zénith de la popularité de l'Eglise de Satan, celle-ci comptait des dizaines de milliers de membres actifs.
LA REALITE: Diane LaVey (qui fut la gestionnaire de l'Eglise en tant que Grande Prêtresse de 1966 à 1984), Michael L. Aquino (Maître senior de l'Eglise et Editeur de sa lettre de nouvelles Cloven Hoof de 1971 à 1975), et Zeena LaVey (Grande Prêtresse de L'Eglise de 1985 à 1990) ont tous affirmé que les chiffres avancés par ASL étaient grossièrement exagérés. Les adhérents de l'Eglise de Satan n'ont jamais dépassé 300 personnes, dont certains n'étaient pas réellement affiliés, mais seulement des abonnés à la lettre de nouvelles ou des amis d'ASL à qui il envoyait des mailings.
LES SOURCES: Diane LaVey, Michael A. Aquino, Zeena LaVey." (Anton LaVey : légende et réalité)
" Satan est-il parmi nous ? Cette question d’un autre âge vient de prendre une actualité inattendue en France. La Miviludes (Commission de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) évalue dans son dernier rapport annuel (1) le nombre de satanistes en France à 25 000, dont 80 % auraient moins de 21 ans. Une équipe réunie par le sociologue Olivier Bobineau en dénombre pour sa part… une centaine. Et ce collectif se fend même, pour appuyer sa démonstration, de la publication d’un livre éloquemment intitulé Le Satanisme. Quel danger pour la société ?
[...] L’ouvrage de l’équipe coordonnée par O. Bobineau s’ouvre sur la description d’un fait divers, le saccage d’une chapelle bretonne, rapidement attribué à des satanistes. Enquête faite, le crime avait pour coupables trois jeunes hommes prônant « la défense du paganisme celte et du druidisme ». L’anecdote introduit la thèse : les chercheurs soupçonnent la Miviludes de pratiquer l’amalgame à grande échelle. Pour arriver au chiffre de 25 000, elle additionnerait les néopaïens, les amateurs de musique gothic ou metal et les satanistes proprement dits." ("Le Diable: combien de divisions?", Laurent Testot, Sciences Humaines)
Mais l'Eglise de Satan, à la différence des travaux d'historiens sur Halloween et Samain, fait peur. Et on touche là au point qui m'attriste le plus dans ce communiqué de l'archidiocèse de Varsovie. Celui-ci, ainsi que la plupart des détracteurs chrétiens d'Halloween, ont un point commun avec les enfants qui se déguisent lors d'Halloween: ils jouent à se faire peur. Mais à la différence d'Halloween, il n' s'agit pas d'une peur pour rire, en carton-pate, appelée à être dissipée par les premiers rayons du soleil comme un mirage. Il s'agit d'une peur sérieuse, qui mène beaucoup de chrétiens à une sourde angoisse: celle d'être cernés par des forces mystérieuses et obscurs qui mènent contre l'Eglise une guerre culturelle silencieuse, qu'elles sont en train de gagner.
Alors je sais bien que l'Eglise affirme l'existence personnelle du Diable, que des personnes ont eu leur santé mentale et leur vie réellement détruites par la pratique de l'occultisme... Peut-être y a-t-il un volet "sérieux" des cultes satanistes, derrière leur philosophie de comptoir et leur charlatanisme évident. Mais je regrette qu'à l'image de ce communiqué de l'Eglise de Pologne, les chrétiens, au lieu d'affronter ces questions à bras le corps, sur la base de recherches historiques et sociologiques sérieuses, se contentent trop souvent d'agiter des fantasmes et des rumeurs mal documentés, de manière souvent gratuite et anxiogène.
Avec cet étrange paradoxe qu'au lieu finalement d'annoncer la victoire inéluctable du Bien sur le Mal, de la Vie sur la Mort, qui est au coeur des évangiles, certains en viennent à mettre l'accent sur la progression sourde, invisible et irrésistible du mal, là où même Halloween rappelle que les ténèbres sont rapidement dissipées par le feu et la lumière, et dans son nom même, que la fête des ténèbres cède la place dès son lendemain à celle de tous les Saints...