A la rentrée 2012, lorsque le mariage pour les personnes de même sexe
commençait à devenir LE débat dans la cathosphère, j'accumulais déjà un
nombre assez significatif de frustrations, au regard de l'actualité
catholique et de ce qu'il me paraissait percevoir d'ambiguïtés morales
dans le discours dominant dans l'Eglise.
J'avais très
mal vécu les injonctions à voter à droite (ou, parfois, à
l'extrême-droite) lors des dernières présidentielles, et les communiqués
embrouillés d'évêques, qui disaient donner des "éléments de
discernement" sans appeler à voter pour tel ou tel, alors que le contenu
de ces derniers était assez transparent. J'avais été blessé de cette
présomption d'hérésie perceptible dans le discours des uns et des
autres, sur les catholiques qui votent à gauche, surtout après une année
passée par certains à s'extasier sur la possible réintégration de la
FFSPX, en balayant sous le tapis ses implications politiques visibles,
pourtant à mes yeux pas vraiment plus reluisantes que le programme de
n'importe quel candidat de gauche.
L'été 2012, deux
polémiques avaient accentué mon malaise. Tout d'abord, certaines
réactions catholiques à la condamnation des Pussy Riot à deux ans de
camp. Sans approuver tous les modes d'action ni toutes les positions de
ces dernières, j'avais été épouvanté par l'appui explicite de
catholiques, y compris modérés, à la justice russe, dont les décision
était pourtant, en l'occurrence, manifestement disproportionnée et
influencée par des mobiles politiques. J'avais l'impression que ce qui
était en jeu dans cette approbation, c'était beaucoup moins un
discernement sur l'exercice juste du pouvoir répressif et la réalité des
actes reprochés aux Pussy Riot qu'une réaction épidermique au
militantisme féministe et à l'art performance, deux ennemis "naturels"
dans l'esprit de beaucoup de chrétiens. Dans une moindre mesure, la
polémique du mois d'août sur la sexualité, entre un blogueur et une blogueuse (d'ailleurs tous deux d'une sensibilité plutôt de gauche) m'avait agacée. Je reconnais que les deux ont joué le jeu d'un
échange serein et argumenté, ce qui n'a pas été le cas de tous leurs
lecteurs: on a vu passé pas mal d'invectives ces jours-là, y compris
d'un prélat. Cependant, si les arguments du premier m'ont paru moins
convaincants, ceux de la seconde, beaucoup plus brillants, me
paraissaient en même temps plutôt faciles vis à vis des personnes en marge de l'Eglise (divorcés-remariés, etc.) pour
lesquelles elle affichait pourtant une compassion assez marquée. Au
passage, c'est dans un de ses billets que je rencontrais pour la
première fois le nom de Philippe Ariño.
Enfin, je
commençais à comprendre un peu mieux les tenants et les aboutissements
des études de genre, dont j'avais découvert l'existence lors de la
polémique de 2011 sur les manuels de SVT, grâce, notamment, à la lecture
du blog Penser le genre catholique d'Anthony Favier, que j'avais
découvert au printemps 2012. Sa lecture avait été un choc pour moi. Il
me semblait en effet que les catholiques avaient de mauvais arguments
contre les études de genre, et ces dernières d'excellentes questions sur
des aspects centraux, et controversés, et difficiles humainement, de
l'enseignement de l'Eglise en matière de sexualité.
C'est
dans cet état d'esprit que je fus introduit aux débats sur le "mariage
pour tous". Non seulement je dois bien dire que je n'ai jamais été très
à l'aise avec la position de l'Eglise sur l'homosexualité (typiquement
le type de discours auxquels j'adhérais par fidélité mais que j'étais
incapable de défendre avec des arguments de bonne foi face à un
contradicteur. Je me souviens également avoir croisé des amis à Paris,
qui étaient avec une de leur connaissances gays, et leur avoir dit que
j'étais sur le point de faire huit jours de retraite spirituelle. La
manière dont ce dernier me regardait, qui m'a paru lourde des
souffrances et des rancoeurs suscitées chez nombre d'homosexuels par la
condamnation catholique de leur orientation sexuelle, me marque encore
aujourd'hui), mais la question de la complémentarité homme/femme, selon
moi gravement ébranlée par les études de genre, me paraissait une
question préalable qui ne me paraissait pas du tout posée de manière
sérieuse, ouverte et sincère par les catholiques dans ce début de débat.
Je
me rappelle qu'à la toute fin des vacances d'été 2012, j'ai assisté à
la grande réunion annuelle des animateurs d'aumônerie de ma paroisse,
préparatoire à la rentrée. On avait planché, en petits groupes, sur le
projet de loi sur le mariage homosexuel. Dans mes souvenirs, on a très
peu parlé de l'homoparentalité, et beaucoup de l'homosexualité dans la
Bible. Si le curé a fait un recadrage assez intelligent lors de la
restitution, je me rappelle que les débats étaient du genre "je n'aime
pas trop les homosexuels, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais
quand même, ce projet de loi ça m'embête". J'étais très mal à l'aise
tout au long de l'atelier, mais je n'ai pas trop osé l'ouvrir
franchement. Je me rappelle qu'un autre animateur, alors que tout le
monde semblait un peu embarrassé, lors de la préparation en petit groupe,
avait posé la question de notre qualification: est-ce que sur ce type
de débats, il n'y a pas lieu de laisser la parole à ceux qui savent, et
de faire silence? Sur le coup, cette réflexion m'avait beaucoup
impressionné, et j'ai décidé que ce serait ma porte de sortie: je
n'avais pas de connaissance particulière des questions liées à
l'homosexualité, je n'étais pas parent et donc assez démuni face aux
débats sur la parentalité... Mieux valait attendre en serrant les dents
que l'on passe au débat suivant, que j'espérais plus enthousiasmant.
Mais
la mise en place étonnamment lente, par le gouvernement, de cette
réforme, et la détermination des évêques et des associations catholiques
installèrent cette polémique dans le temps, bien au delà des
précédentes qui ont agité la cathosphère. Je me sentais de moins en
moins en phase avec la plupart des autres blogueurs et twittos
catholiques (et de plus en plus avec des militants féministes et LGBT
que je commençais à suivre sur twitter et sur leurs blogs), mais je
gardais quelques espoirs en réserve: peut-être que cette incertitude sur
l'homosexualité venait de ma mauvaise connaissance de l'enseignement de
l'Eglise sur celle-ci. Peut-être également que ces prises de positions
d'homosexuels, en particulier ce Philippe Ariño dont j'entendais tout le
temps parler ces dernières semaines et que j'avais croisé une fois lors
d'un twittapéro catho, contre le mariage gay, allait m'éclairer sur la
nature "désordonnée" de ce désir.
Le premier texte
d'Ariño que j'ai lu était en réaction au fameux "baiser de Marseille".
Cette lecture a constitué une première révolution pour moi, dans ce
débat. C'était vraiment... vraiment... nul. C'était méchant... C'était
délirant: ça parlait de bisexualité, de" lolitas bobos", de " la
superficialité, la prétention et l’homophobie de l’acte homosexuel en
lui-même" sans vraiment justifier l'usage de ces termes... C'était
péremptoire, peu argumenté, confus... On avait l'impression d'un
règlement de compte personnel avec le milieu LGBT, beaucoup plus que
d'un véritable discernement spirituel sur la nature du désir homosexuel.
Du
coup j'ai approfondi, et lu d'autres textes de lui: j'ai découvert ses
théories douteuses sur la relation "non causale" entre viol et désir
homosexuel, sa méthode peu rigoureuse, fondée sur l'accumulation non
critique de données culturelles qui lui font penser à l'homosexualité,
ses accents prophétiques, sa tendance à exclure sommairement ses
contradicteurs sur les réseaux sociaux plutôt que de dialoguer. J'étais consterné, atterré. Je me disais que si toutes les paroisses et toutes les associations et la plupart des médias cathos se l'arrachaient, si son livre L'homosexualité en vérité était à ce point un succès de librairie, c'était l'indice que les catholiques étaient les premiers à ne plus vraiment comprendre le discours de l'Eglise sur l'homosexualité, et qu'ils cherchaient chez Ariño la validation d'un homosexuel, comme pour se rassurer et se convaincre eux-mêmes. Je ne dis pas bien sûr que c'est le cas de tous ses admirateurs, mais je suis persuadé que son succès tient pour une grande part à ce que le petit culte qui s'est constitué autour de lui entendait ce qu'il voulait entendre, sans parvenir nécessairement à s'en convaincre par lui-même.
Ce fut donc mon premier virage: je voulais encore croire que certains des arguments contre le projet de loi était légitime, mais je m'inquiétais d'une certaine forme de durcissement de la perception par beaucoup de catholique du désir homosexuel, inspiré par les thèses apocalyptiques d'Ariño, et commençait (un peu) à élever la voix contre ces dernières.
Pendant ce temps, l'ambiance devenait de plus en plus tendue dans la cathosphère, y compris "modérée". Beaucoup s'en émouvait, mais sans que rien ne semble pouvoir dépasser ces tensions.
Je me souviens que vers cette époque, un site de chrétiens inclusifs (la FHEDLES si je me souviens bien) avait lancé un appel au débat, à l'intérieur de l'Eglise (retour logique de l'appel au débat lancé par cette dernière au sein de la société civile) sur le mariage homosexuel. J'ai diffusé cet appel sur ma page facebook, ce qui m'a valu de me faire quasiment instantanément tomber dessus par un de mes contacts prêtre (plein de qualités humaines par ailleurs)qui m'a fait en commentaire tout un sermon sur l'obéissance au Magistère. J'ai répondu de manière plutôt arrangeante, mais ça m'a beaucoup choqué, et m'a vraiment donné une impression de terrorisme intellectuel. Sur le coup, j'ai failli tout laisser tomber et me barrer dans une communauté protestante, tellement j'étais dans une colère noire.
La seconde révolution, dans mon coeur, fut due à la Manif pour tous initiale, celle de janvier 2013. J'aurais préféré crever plutôt que de m'y rendre, mais je l'ai suivie toute l'après-midi, sur twitter et BFM TV. J'ai été frappé par la revendication implicite de normalité que j'y percevais: le témoignage de vies heureuses, de familles unies, les chants, les danses, l'assurance tranquille d'exprimer le point de vue d'une majorité. Bien loin d'y voir les signes d'une démarche en vérité, ou tout du moins heureuse, j'ai trouvé ces caractéristiques, ainsi que l'autosatisfaction largement affichée des organisateurs et des participants, absolument odieuses, quoique pleines de bonnes intentions. Dans un débat né des revendications d'une minorité qui oeuvre depuis des décennies à modifier le regard porté sur elle, l'ostracisme social dont elle est victime, son statut d'"anomalie" de la nature, le caractère mainstream, intégré, joyeux, festif de cette manifestation m'a paru non seulement contre-productif, non seulement très gravement à côté de la plaque, mais insultant pour la communauté LGBT, concernée quoiqu'on en dise au premier chef par cette loi. Et toute l'après-midi, sur twitter, je lisais les réaction de diverses personnes homosexuelles, qui exprimaient leur effroi, leur sentiment d'insécurité et leur souffrance face à toute cette "joie".
Le surlendemain, je découvrais, via twitter, un texte très poignant et violent d'un homosexuel qui exprimait sa colère, face au succès de cette manif. Très touché par ce texte, je le partageais sur facebook, afin de faire comprendre à mes contacts cathos l'étendue de mon malaise. Quelques minutes après, un blogueur catholique, alors très impliqué dans la Manif pour tous, et passé depuis, armes et bagages, dans les rangs du Printemps français, commentait sur mon mur, en qualifiant le texte de "ridicule", en tournant en dérision les formulations de son auteur, et en l'accusant d'"inverser la haine". L'aveuglement, l'arrogance, l'absence de toute empathie, et la violence de cette réaction m'ont rendu fou. Je publiais dans les heures qui suivaient mon premier billet sur le débat: "L'homophobie introuvable?".
Quelques jours après, je recevais un mail que j'avais longtemps redouté, de la part de la responsable pastorale de mon aumônerie, qui proposait aux animateurs de préparer une séance sur le mariage homosexuel. Je lui répondai de suite, en joignant un lien vers mon billet, et en expliquant que j'étais prêt à aider pour la préparation de la séance et la logistique, mais que compte-tenu du malaise que ce débat suscitait en moi, je serai absent le jour de la séance (qui ne s'est d'ailleurs finalement pas faite).
Par ailleurs, j'avançais dans mes recherches sur les études de genre. Sur le débat sur la filiation lui-même, je prenais conscience que loin d'être évidente, la position "un papa une maman", tout en étant soutenue par certains universitaires respectables, était très débattu, et contestée dans plusieurs disciplines académiques. Je ne comprenais pas comment les opposants au projet de loi pouvait à la fois prétendre réclamer un débat, et ne pas mettre ces échanges de manière explicite sur la table (à part, trop souvent, en dénonçant la "théorie du genre" et le "relativisme"). Il y avait pourtant là matière, en s'appropriant l'évolution récente de l'anthropologie, de la sociologie, etc. à élever nettement le débat. Qui de fait préexistait largement à la Manif pour tous. Depuis le PACS, les arguments des opposants avaient largement été étudiés et discutés par divers universitaires et militants partisans du mariage homosexuel (Eric Fassin, etc.).
Je rédigeais mon premier billet sur les études de genre, quand, la veille de sa publication effective, survint ce qui pour moi constitua LA révolution ultime, et le point de non retour.
Je recevais un mail d'une personne très proche, que je connais depuis de très nombreuses années, qui réagissait à mon billet sur l'homophobie en me révélant son homosexualité, qu'elle me cachait depuis de nombreuses années, en partie du fait de ma foi catholique. J'en ai rendu compte dans un billet précédent, avec les mots suivants:
"Un témoignage reçu cette fois directement par mail, en réponse à mon article sur "l'homophobie introuvable", par une autre personne homosexuelle, très favorable pour sa part au projet de loi, quoique non politisée, m'a fait prendre conscience de l'énormité de cette violence, structurelle et invisible, et a été décisive dans la constitution de ma prise de position actuelle. Cette personne, qui a la mi-trentaine, est issue d'une famille catho de gauche, très modérée sur les questions de moeurs, et est elle-même, et a toujours été, athée. Elle vit actuellement et depuis longtemps dans un milieu plutôt favorable à l'homosexualité. Pourtant, ce n'est qu'à l'âge de 32 ans qu'elle a admis son homosexualité, et encore parce qu'elle a été mis dos au mur, ai-je cru comprendre. Plusieurs années après, elle ne l'a pas encore avoué à tous les membres de sa famille. Ce parcours m'a fait comprendre la force des stigmatisations symboliques associées à la représentation sociale de l'homosexualité, si fortes que même dans des milieux qui se veulent très "tolérants", celle-ci conserve un caractère honteux et inavouable, même à soi-même."
Pour moi, ce fut une prise de conscience très violente, terrible. Lorsqu'en 2005 je me suis confessé pour la première fois depuis mon adolescence, après m'être préparé pendant deux semaines, avoir spontanément décidé de jeuner la veille, et avoir très peu dormi, je pensais que je pleurerai. Je n'ai pas pleuré, ni lors d'aucune confession depuis. Mais là, face à cette révélation, et au retour sur mon propre rapport à l'homosexualité et au débat en cours, j'ai pleuré, et fait des cauchemars la nuit suivante.
Si j'ai pleuré, ce n'est pas parce que je plaignais la personne qui m'avait fait cet aveu pour son homosexualité. Au contraire, admettre celle-ci semblait l'avoir libérée, et aidée à s'épanouir. Mais, bien que j'avais écrit quelques semaines plus tôt un billet appelant à une certaine conversion du regard sur l'homosexualité, je réalisais combien, malgré mes bonnes intentions, j'étais l'objet de représentations sociales homophobes. Combien il est faux de croire que, parce qu'on n'est pas animé de mauvaises intentions envers les homosexuels, on n'est pas imprégnés par certains préjugés, par un certain dégoût. Et j'ai relu toutes mes hésitations et mes atermoiements des mois précédents, la manière dont je m'étais longtemps déclaré incompétent et muré dans le silence plutôt que de questionner l'enseignement du Magistère sur l'homosexualité, non plus comme de l'humilité comme je le croyais, mais comme une fuite en avant et de la lâcheté. Et je me suis haï pour ça. Car en croyant faire preuve de prudence et de sagesse, j'en venais depuis plusieurs années à aller à l'encontre d'un principe qui m'avait ramené, plusieurs années plus tôt, vers la foi chrétienne: le souci de l'autre, du prochain, et la prise de conscience de toutes les petites blessures, les petites inattentions, les petites mesquineries par lesquelles, bien souvent à notre insu, nous blessons en profondeur, voire détruisons à petit feu des vies. Au contraire, je réalisais que depuis plusieurs années, à force de ne pas pointer les contradictions entre ma conscience et certains aspects de l'enseignement de l'Eglise, ou de jongler pour les résoudre, j'en venais à me fermer à toutes les vies, toutes les situations qui mettaient en évidence ces dernières (j'en étais venu, à une époque, à me persuader, a priori, que l'amour homosexuel ne pouvait être sincère, qu'il ne pouvait qu'avoir un arrière-fond purement sexuel et / ou lié à des traumatismes). Ce que je croyais être toujours plus d'humilité m'avait rendu en fait toujours plus arrogant. Je ne dis pas qu'il en va de même pour les catholiques fidèles au Magistère. Je ne doute pas qu'il y en ait beaucoup d'infiniment plus humbles et attentionnés que moi. Mais je suis profondément persuadé que dans cette révélation, bien qu'elle m'ait conduit à affronter la position dominante dans l'Eglise, il y avait quelque chose de l'Esprit Saint. Car elle m'a révélé toute une partie de ma foi qui était factice.
Par contre, à partir de ce moment, j'étais vraiment très, très, très en colère, comme je l'ai rarement été, et comme un certain nombre de mes contacts et lecteurs n'ont pu manquer de s'en apercevoir rapidement.
La deuxième Manif pour tous, qui tombait, ironiquement, le jour de mon anniversaire, n'a guère amélioré mon état. Au travers de le ton offensif de ses organisateurs, dès les semaines qui l'ont précédées, les débordements (certes en partie liés à un problème d'organisation de la Préfecture. mais les difficultés faites par la Manif pour convenir d'un parcours raisonnable n'ont sans doute nullement amélioré les choses), les polémiques infantiles sur le nombre de participants (alors que 300 000 restait un succès énorme), tout cela prenait à mes yeux des allures de révolte d'enfants gâtés. Car tout ce qui s'est passé, qui a valu au gouvernement de se faire qualifier de "dictature", c'est le lot de toutes les manifs à caractère politique. Les gardes à vue, les charges de CRS, les effectifs parfois disproportionnés (j'ai fait une manif de sans papiers avec deux fois plus de CRS que de manifestants), les écarts de comptage, ça s'est toujours vu... Et d'un seul coup ça dérange. J'y ai vu, et je continue à y voir, le corollaire de la normalité affichée, exhibée, de manière arrogante lors de la manif précédente: un sentiment exacerbé d'être la France légitime, la conviction inébranlable de détenir la vérité, que le changement de position d'un gouvernement démocratiquement élu, sur une de ses promesses de campagnes, est un dû. Comme si les revendication d'une certaine France étaient ontologiquement plus légitimes et plus vraies que celles de la gauche et de la gauche les années précédentes (je me rappelle, dans le même ordre d'idées, certaines réactions quand je me suis étonné que les mêmes qui s'indignaient de la condamnation, certes excessive, du célèbre "Nicolas", étaient parfois ceux-là mêmes qui trouvaient normale quelques mois plus tôt, la condamnation à deux ans de camp des Pussy Riot, pour des faits certes contestables, mais très peu graves dans l'ensemble: je me suis fait traité d'"ordure" sur facebook) . j'avais le sentiment que la droite (je sais qu'il y a des militants de gauche dans la Manif pour tous, mais jusqu'à preuve du contraire, je les considère comme un épiphénomène) découvrait la culture d'opposition, et n'arrivait pas à s'assumer comme telle. La Manif pour tous me faisait de plus en plus penser à ces personnes d'allure bienveillante et amicale, qui deviennent comme folle le jour où on leur dit non. Sans approuver, sur le principe, certaines pratiques récurrentes des forces de police, ni la manière souvent très maladroite dont le gouvernement à géré la préparation du projet de loi, je trouve un peu facile de dénoncer le "mépris" du gouvernement, alors que dès l'origine, la Manif pour Tous irradiait le mépris de ses contradicteurs: en prétendant représenter la "vraie" parole des homosexuels, en gonflant une petite quinzaine de voix homosexuelles dissonantes. En réduisant les promoteurs du mariage homosexuel à d'obscurs "lobbies". En balayant tout l'argumentaire théorique de ces derniers, d'un revers de main, sous le nom fallacieux et réducteur de "théorie du genre", tout les sommant de reconnaitre l'évidence, pourtant largement sujette à discussion, de ses propres conceptions anthropologiques.
J'ai publié plusieurs billets dans les mois qui ont suivi, et je n'y reviendrai pas en détail, d'autant que mon jugement s'est depuis lors stabilisé, en une opposition frontale à la Manif pour tous. Il me semble que la position des opposants a de plus en plus perdu en lisibilité: entre le Printemps français et la MPT, l'éclatement en divers groupes satellites, les tensions de plus plus évidentes entre ceux qui réclament un contrat d'union civile et ceux qui redoutent la "banalisation de l'homosexualité", ceux qui réprouvent sincèrement les discriminations contre les homosexuels et ceux qui célèbrent ouvertement la politique de pays qui répriment pénalement l'homosexualité. Si la position du Printemps Français était condamnable, mais souvent claire sur tous ces sujets, j'ai trouvé que celle de la Manif pour tous, en principe plus modérée, manquait singulièrement de lisibilité. Par exemple, si elle prétend tout à la fois lutter contre l'homophobie et les dérives supposées de l'homoparentalité, pourquoi n'a t-elle pas saisi l'occasion offerte par l'actualité russe, et la mise en place de ce pays d'une politique pour le coup clairement homophobe, pour préciser ses différences: ce qu'elle considérait comme inacceptable chez cette dernière, et la cohérence de cette condamnation avec sa propre position contre l'homoparentalité? Le Printemps français a été clair sur le sujet (en soutenant le gouvernement russe. L'avenir pour tous également (en le condamnant, même si je ne me fais aucune illusion sur les motivations probables de Frigide Barjot, et que sa position par ailleurs me semble particulièrement incohérente). La Manif pour tous, sauf erreur de ma part, est restée... silencieuse. Et je trouve ce silence significatif.
Pour conclure ce billet une fois de plus fort long, je voudrais revenir sur trois points d'achoppement:
1) La "faiblesse" du débat:
Les opposants au projet de loi se plaignent du manque de hauteur du débat. il me semble qu'ils l'ont posé dans des termes qui le rendait impossible. Par exemple, on a beaucoup parlé de l'opposition de juristes. Je ne suis pas moi-même juriste, mais il m'a semblé que le fond du débat ne portait pas tant sur une interprétation littérale du droit, que sur un certain nombre de présupposés théoriques, qui rattachent les principes du droit, et notamment la filiation, a des réalités d'ordre intangible. Je remarque par exemple que revient souvent le nom de Pierre Legendre, juriste et philosophe du droit, dont les positions avaient déjà beaucoup fait parler d'elles lors de la mise en place du PACS. Cet auteur, que je connais il est vrai trop peu, s'appuie beaucoup sur la "loi symbolique" dans sa présentation lacanienne. Il se trouve, par ailleurs, que la discussion des thèses de Lacan a joué une influence toute à fait énorme, notamment aux Etats-Unis, sur la revendication de plus de droits, et notamment ceux aux mariage et à l'adoption , des homosexuels, la dénonciation de l'"hétérosexualité obligatoire", et la constitution des études de genre. On la retrouve à des titres divers, dans les textes d'auteurs aussi considérables que Joann W. Scott, Monique Wittig, Judith Butler, Marie-Hélène Bourcier, etc. En entamant un vrai dialogue avec ces auteurs, et les études de genre de manière générale, on avait les moyens d'entamer un débat de haute volée sur la filiation, me semble-t-il. D'autant que des argumentaires surce sujet avait été publiés en nombre avant 2012. Au lieu de cela, les opposants au projet de loi ont trop souvent présenté leur défense de la loi symbolique et de la complémentarité père/mère sous la forme d'une injonction, préalable à toute discussion, et relégué es réflexiosn issues des études de genre, dans le meilleur des cas, à de doux rêves et d'"aimables truismes" (cette dernière formule made in Koz), et dans le pire à celle d'idéologies mortifères. Autant dire que les partisans du mariage homosexuel que je connais ont souvent eu eux-mêmes le sentiment d'être méprisés, et pour tout dire, d'être pris pour des cons.
Par ailleurs, s'il s'est trouvé nombre de militants pro mariage pour tous pour réagir de manière excessivement agressive à des propos parfois constructifs d'opposants, il me semble que ces derniers n'ont pas toujours été beaucoup plus exemplaire. on a été plusieurs, entre Baroque et fatigué, Anthony Favier, Etienne Borocco, et d'autres à essayer de proposer des arguments de fond en faveur du mariage homosexuel. Et si on a aussi eu des échanges constructifs, je trouve qu'on a subi une proportion très élevée de commentaires hostiles ou condescendants.
2) L'accusation d'homophobie:
Les opposants au mariage pour tous ont fréquemment rappelé les accusation d'"homophobie" dont ils ont été destinataires, pour prouver le "mépris" dont ils estiment avoir été victimes. Le problème est qu'il déforment eux-mêmes le sens de ce mot, en l'assimilant systématiquement à une hostilité explicite et assumée envers les personnes homosexuelles, et à un amalgame avec des positions d'extrême-droite. Or, comme le rappelait fort justement la blogueuse féministe A-C Husson, dans la bouche des partisans du projet de loi, "homophobie" désigne également le poids des représentations culturelles qui nous font apparaitre l'homosexualité comme "anormale". Quand j'ai appris qu'une des personnes qui me sont proches était homosexuelle, c'est parce qu'elle a lu un de mes billets, où je manifestais une approche bienveillante de l'homosexualité. Je n'étais donc pas homophobe au premier sens du terme. Pourtant, quand j'ai reçu son mail, j'ai pleuré, j'ai fait des cauchemars, je me suis mis durablement en colère... Car j'étais travaillé par le poids des représentations culturelles dont j'étais dépositaire sur l'homosexualité, et par leur contradiction avec ce que je connaissais de cette personne. Cet échange m'a dévoilé combien j'étais prfondément homophobe, au second sens du terme. "Homophobe", en ce sens, n'est pas une insulte, mais pointe un débat de fond, qui est celle du substrat culturel de notre perception de l'homosexualité, et, corrélativement, de la différence des sexes et de la filiation. C'est une formulation certes partisane, peut-être discutable dans son usage du suffixe -phobie, mais intéressante, significative, et même incontournable sur le fond.
Prenons un autre exemple: le blogueur catholique Koz n'est pas suspect, pas un seul instant, d'une hostilité particulière contre les homosexuels. Dans le premier billet que j'ai lu de lui, en 2010, il exprimait ses réserves sur l'appel à la continence par l'Eglise, pour les personnes homosexuelles. Il a rappelé sa gêne par rapport au qualificatif de "désordonné" en commentaire de mon propre blog. Il n'est donc clairement pas homophobe, au premier sens du terme. pourtant, il écrit dans un article publié hier sur Rue 89:
" Pour les personnes homosexuelles elles-mêmes, n’auraient-ils pas été préférables aux semaines durant lesquelles elles se sont senties bien souvent à tort, et parfois à raison, rejetées pour ce qu’elles sont ?"
J'aimerais savoir quelle est la légitimité d'un hétérosexuel père de famille, bien intégré socialement et dans l'Eglise catholique, a arbitrer entre les blessures "à tort" et "à raison" des homosexuels (ça vaut aussi pour moi, d'ailleurs). Est-ce qu'il apprécierait que le réalisateur d'Inquisitio vienne lui dire qu'il a été blessé "à tort" par la série?Même si ce qui est à l'origine de ce sentiment de rejet est bien mieux intentionné que ce que l'homosexuel victime pourrait supposer, cette blessure demeure, et doit faire question: est-ce que la réalité des vécus homosexuels a suffisamment été documentée par la Manif pour tous? Est-ce que toute la diversité des témoignages d'homosexuels a été prise en compte par la Manif pour tous, où s'est-elle appuyé de manière disproportionnée sur le point de vue (certes à prendre aussi en compte) des quelques homosexuels d'accord avec elle? Etc. Ce qui me gêne dans cette phrase, c'est la manière dont elle semble déposséder les homosexuels partisans du mariage pour tous de leur témoignage, de leur parole, au profit du point de vue de la "majorité". Comme si la normalité était la norme de la vérité et du bien-fondé. J'extrapole peut-être un peu, mais il me semble qu'une telle phrase ne rend pas si absurde le débat sur les représentations de l'homosexualité, qui est lié à mon avis de manière indissociable à la question de l'homophobie.
3) L'arrière-plan catholique:
Ce qui m'a peiné dans tout ce débat, plus que le discours homophobe revendiqué de nombre de militants du Printemps français, c'est la manière dont les catholiques modérés ont à peu près constamment noyé le poisson sur l'homosexualité (même si certains manifestants s'en sont émus cet été). Le discours de l'Eglise sur l'homosexualité est inhumain et intenable. La distinction entre acte et tendance n'enlève rien au problème: ne pas condamner moralement la personne homosexuelle reste une peine très lourde si elle est associée à une continence à vie (bien sur celle-ci peut être belle quand elle est choisi, mais la contraindre de la sorte n'est pas beau, pour le coup). Le terme "désordonné" pour dire que ce n'est pas un péché mais qu'en même temps ce n'est pas tout à fait bien non plus est inutilement obscure (et oui je sais que ça vient d'Aristote, Saint Thomas etc...). Faire de la procréation l'accomplissement ultime, seul et véritable de l'amour conjugal me semble douteux et contestable. Et je sais que beaucoup de manifestants catholiques sont d'accord avec moi. Ils le dissimulent souvent en parlant de problèmes pastoraux. Mais il ne s'agit pas d'un problème pastoral, mais doctrinal. Il y a des choses dans la doctrine de l'Eglise sur la sexualité qui sont obsolètes, qui sont liées à des représentations culturelles contingentes et datées (et le synode sur la famille à l'initiative du pape devrait être, pour moi, l'occasion de les mettre sur la table. Je n'en démordrai pas. Et si on me parle de l'infaillibilité ordinaire, je répondrai que je tiens, avec une absolue conviction, que l'argumentation de l'Eglise sur l'homosexualité est faible, au regard des vies humaines que j'ai croisées, des prochains homosexuels qui ont été les miens, et que soit cette "infaillibilité" est relative, soit, tout étant lié, tout devient faux. Je suis fatigué de ce fétichisme de la doctrine qui en vient à durcir les coeurs et abolir le discernement (non pas que la doctrine en elle-même soit mauvaise, mais un certain usage de celle-ci l'est clairement à mes yeux). De même, j'en ai plus que marre du terrorisme intellectuel de ceux qui relègue chez les "protestants" les opinions dissidentes. Je crois me souvenir qu'il fut un temps où les catholiques reconnaissaient à Luther certaines critiques valides, mais lui reprochaient d'avoir quitté l'Eglise. Maintenant, les opinions dissidentes sont priées quasi systématiquement de déguerpir sans faire de scandale. J'ai trop de respect pour tout le bien que j'ai vu dans l'Eglise, et par elle, et pour son Unité pour me barrer à cause de la crispation de certains sur l'homosexualité. Je renoncerai à dialoguer avec l'Eglise, et à m'efforcer d'y appartenir, quand je n'y verrai plus rien de bon.
Et Dieu soit loué, j'en suis loin!