lundi 18 août 2014

Ma lecture de Nos Limites, de G. Bès, M. Durano et A. Rokvam


Au terme des quelques 110 pages de ce manifeste, qui ne m'a, il faut bien le dire, guère convaincu ni même vraiment déplacé, il me semble que ce qui m'y a le plus déçu, de manière paradoxale compte tenu de son titre et de ses dernières lignes sur le retour à la terre et le rapprochement étymologique qu'elles esquissent entre "humus" et "humilité", est la superficialité de la réflexion sur les notions d'enracinement et de limites. Les quelques heures consacrées à cette lecture, et à l’écriture de ce billet,  auront au moins eu pour bénéfice de m'inciter, par réaction, à me situer de manière plus précise et réfléchie qu'auparavant par rapport à ces deux termes.

1) L'enracinement

- Il s'agit d'une revendication constante dans ce texte: une post modernité techniciste, prométhéenne et "libérale-libertaire" nourrirait le projet fou d'"arracher" l'homme à ses déterminismes, à son histoire, à son héritage, au nom d'une émancipation posée comme ultime absolue, nourrie par l'exaltation du désir dans sa composante la plus subjective, et la recherche du profit. Avec pour conséquences diverses dérives techniques (comme l'intelligence artificielle, les OGM), éthiques (la GPA, l'euthanasie), philosophiques (l'antispécisme, la queer theory), économiques (les inégalités, la consommation effrénée), écologiques (l'appauvrissement des ressources naturelles)... A celle-ci, il conviendrait d'opposer une humanité "enracinée" et solidaire, à la fois respectueuse de son environnement et de la dignité du vivant:

"Notre intuition est simple: l'être humain ne saurait s'épanouir, ni mêmesubsister, sans reconnaître humblement sa finitude, c'est-à-dire sans accepterles limites de sa condition. Aussi lui faut-il consentir à voir ses désirscirconscrits par la nature et la société. Des règles simples, stables et clairesfavorisent la vie commune: elles tempèrent les appétits individuels pour mieuxrapprocher les personnes. Elles rythment, organisent, donnent sens etconsistance à la vie sociale. En effet, "l'homme ne s'improvise pas": il a besoind'enracinement et de fidélité, de normes intelligibles et fermes, pour n'êtrepas fétu balayé par le vent." (p. 9)

Très bien. J'ai cependant un peu de mal à concilier les nombreux rappels de l'être humain à ses origines, à ne pas céder à l'illusion d'une émancipation qui l'arracherait à ses déterminismes, à son cercle d'origine et à son histoire, qui rythment ce livre, avec l'affirmation d'un soulèvement "spontané" de "quelques centaines de jeunes citoyens", "lassés par le cirque médiatique et politique qui hystérise au lieu de clarifier" (p. 7) et qui refusent d'enfermer leur cause dans une case, cherchant le bien commun au delà des clivages et des querelles partisanes" (p. 8).

Cette "spontanéité" fait sourire, tant ces premières pages apparaissent rhétoriques. J'ai quand même bien l'impression que les réseaux constitués lors des deux précédentes manifs pour tous, qui ont eux-mêmes fortement bénéficié des mailing lists et des moyens de nombreuses paroisses et associations confessionnelles, sans parler de l'appui constant et enthousiaste d'une grosse partie de la cathosphère, n'ont pas eu une influence nulle, ni même mineure, dans la genèse des veilleurs, et qu'on pouvait déceler derrière les tous premiers rassemblements une volonté tout à fait centralisée et identifiable de reprendre la main, après les débordements du Printemps français et du GUD. Mais disons que c'est de bonne guerre. Ce qui me dérange davantage, c'est cette prétention à s'arracher à ses propres déterminismes, à sa propre culture, à son propre milieu, pour délivrer un discours à la fois neuf, au dessus des partis, et au plus près de notre "nature" commune, universel en somme.

- En fait de refus des cases et des clivages, difficile de ne pas relever, dans ce manifeste, un certain nombre d'idiosyncrasies et de topoi qui évoquent irrésistiblement des courants d'idées anciens et bien connus, plutôt situés à droite de la droite. La tentatives de dépasser les clivages droite/ gauche, de concilier sensibilité à la tradition et à la terre d'une part, et préoccupations sociales de l'autre, ça s'est vu dans les années 1930, avec le Cercle Proudhon, qui tentait une convergence entre Action Française et syndicalisme, après la guerre, avec la Cité catholique puis Ichtus, ou encore, dans un cadre distinct du traditionalisme catholique, avec la Nouvelle Droite (et ces tentatives semblent soit dit en passant n'avoir jamais donné de résultat politique vraiment convaincant jusqu'ici). La référence à Gramsci à contre-emploi, qui non seulement est présente dans Nos Limites, mais constitue une des lectures les plus célèbres et souvent citées des Veilleurs, parait quasiment codée tellement elle a été ressassée depuis des décennies dans certains milieux très à droite: on la retrouve chez Jean Ousset, chez Alain de Benoist... L'adjectif "intégrale", dans "écologie intégrale", évoque le "nationalisme intégral", le "catholicisme intégral", mouvements tout de même fort situés et connotés historiquement (et disons que sous la plume d'un spécialiste de Bernanos, il me parait très difficile de croire que l'emploi de ce mot précis soit le pur fruit du hasard). L'organicisme social prôné par le manifeste puise de toute évidence aux mêmes sources. Même l'intérêt pour l'écologie n'a rien d'une rupture: ainsi, le politilogue Stéphane François, spécialiste des droites radicales, aime-t-il souvent rappeler que la thématique écologique y est très présente (y compris dans des mouvements beaucoup à droite encore que ceux que j'ai cité) du fait notamment des confluences sémantiques avec la nature romantique ou völkisch, le retour à la terre, etc. Il va jusqu'à dire qu'à ses origines, l'écologie relèverait d'un imaginaire de droite et anti-moderne (pour ma part, je trouve difficile de se dispenser aujourd'hui d'une réflexion écologique sérieuse, mais cela n'exclut pas de garder à l'esprit les implications idéologiques de certaines "évidences"). Enfin, plus près du catholicisme moins explicitement politisé, cette écologie "intégrale" évoque immédiatement l'écologie "humaine" de Benoit XVI, d'autant plus quand on connait le soutien apporté par l'Eglise catholique au mouvement
des Veilleurs. Il est donc étonnant que les écrits et les propos du pape sur cette question ne soient pas cités une seule fois, ne serait-ce que pour s'en distinguer.

Il m'est donc tout à fait impossible de souscrire à la remarque du blogueur catholique Charles Vaugirard (qui pourtant ne manque pas de connaissances en histoire des idées politiques), dans sa propre recension de Nos Limites sur le webzine Les Cahiers Libres, lorsqu'il écrit que "ce texte et ses auteurs sont absolument inclassables politiquement", tant ils semblent reprendre avec application le cahier des charges d'une stratégie bien rodée depuis fort longtemps dans la droite conservatrice. Ce qui en soit n'empêche pas que le texte pourrait être par ailleurs (bien que ce ne soit malheureusement pas mon avis ici) de qualité. Soit effectivement cette pensée s'enracine dans une tradition conservatrice, mais la transfigure pour penser quelque chose de tout à fait nouveau: mais encore conviendrait-il de le montrer en commençant par se situer honnêtement par rapport à celle-ci, pour montrer les points de continuité et de rupture. Soit elle en est purement et simplement une nouvelle expression remise au goût du jour, et ce n'est pas nécessairement honteux: cette tradition a produit quelques ouvrages d'une grande qualité intellectuelle. Mais cette manière de prétendre réinventer l'eau chaude, de faire semblant de ne pas voir ce qui relève tout de même de codes politiques assez évidents, ne peut qu'indisposer le lecteur qui n'est pas déjà acquis à la cause des auteurs et qui n'est pas complètement néophyte en histoire, et lui donner le sentiment d'être manipulé, ce qui n'incite ni à l'écoute, ni à la bienveillance.

- Si les auteurs se dispensent d'une réflexion sur leurs propres déterminismes politiques, sociaux et culturels, qui façonnent leur point de vue et leurs opinions, ils arrachent aussi avec une grande témérité les nombreux textes qu'ils citent et les problèmes qu'ils dénoncent à la complexité des contextes et des enjeux qui les ont vu naître. En fait de "courte échelle" ("la courte échelle rapproche les individus à la base, elle élève sans éloigner, associe sans confondre." p.10, "la courte échelle, l'échelle courte, est la condition du long terme, car elle repose sur la confiance réciproque sans laquelle aucun groupe humain ne saurait subsister" p.104), on est surtout frappé par la façon dont ils semblent tout prendre de très haut. Ainsi (p.92 et 93), ils passent à l'intérieur d'un même paragraphe de la remise en cause du travaildominical au lobbying par certaines entreprises américaines pour obtenir la commercialisation des OGM en Europe. La transition est la suivante: "telle est la grande idée défendue par l'économiste hongrois Karl Polanyi: nous sommes passés d'une "économie de marché" à une "société de marché" car "ce n'est plus l'économie qui est encastrée dans la
société, mais la société qui est encastrée dans sa propre économie". Cette inversion explique que l'Occident n'ait de cesse de chercher à transgresser certains interdits, comme l'indisponibilité du corps humain ou la non brevetabilité du vivant, en transigeant progressivement avec des législations jugées trop restrictives." Je ne suis pas particulièrement fan ni de l'extension du travail dominical, ni de l'agriculture génétiquement modifiée. Et j'entends bien que le lien se situerait dans une commune pression de ceux acteurs économiques en position de force pour rendre possible des formes d'exploitation jusqu'ici interdites. Mes propres connaissances en économie sont très limitées, mais j'ai tout de même l'impression que la nature des problèmes et des enjeux est fort différente dans ces deux exemples, et qu'il s'agit surtout pour les auteurs de lier artificiellement en un même destin la remise en cause de la cellule familiale (les activités dominicales en famille) et les questions bioéthiques et écologiques soulevées par les OGM. Même en faisant le choix d'adopter une lecture critique, voire très critique du capitalisme, on peut il me semble faire mieux que ce genre de généralités. Il existe des législations qui sont effectivement trop restrictives, et nocives non seulement pour les intérêts des entreprises, mais pour ceux-là mêmes qu'elles prétendent protéger. Et il est pour le moins malaisé de critiquer le pouvoir de l'Etat (la "confiscation oligarchique de la démocratie" p. 26) quand il s'agit de remettre en cause des lois qui n'arrangent pas les auteurs, pour au contraire sanctuariser la législation (à la manière dont certains ont quasiment fait du Code civil un nouvel évangile) quand elle défend des intérêts ou des valeurs qui leur tiennent à coeur. Cet argument est trop général pour faire mouche, et illustre surtout l'absence de réflexion économique et politique de fond de ce manifeste.

Dans un autre passage (p. 37), les auteurs font appel au concept de "biopouvoir" de Michel Foucault pour dénoncer la volonté de "contrôler toujours plus la vie, de la conception à la mort, à la soumettre à nos rêves de perfection". Pour ensuite enchaîner sur une référence à Chantal Delsol, peu connue pour son foucaldisme. Le hasard fait qu'une autre de mes lectures estivales est Testo Junkie, de Beatriz Preciado (J'ai lu, 2008). Cette philosophe y raconte sa prise quotidienne de testotérone en gel, hors de tout contrôle médical, pour prouver que son corps "n'appartient ni à [sa]famille, ni à l'Etat, ni à l'industrie pharmaceutique", en réaction aussi aux diktats du genre (c'est à dire du dimorphisme h/f hétéronormatif et cisnormatif imposé). On est là dans une perspective très exactement inverse de celle des auteurs de Nos limites, qui dénoncent à plusieurs reprises les "tenants de l'indifférenciation" (p. 63), "la fascination contemporaine pour les figures androgynes" (p. 64), cette "incapacité à reconnaître ses propres limites" qui révèle "une profonde angoisse d'exister" (p. 65). Et pourtant, il s'agit justement pour Preciado, au travers de son livre et de ses expérimentations, de mettre en évidence et de subvertir la manière dont le biopouvoir façonne nos corps et nos subjectivités, au travers d'une relecture pour le coup très précise de Foucault, qui s'appuie sur la dénonciation du binarisme sexuel et de la différenciation homme/femme obligatoire, et sur l'analyse par le même auteur de la constitution du régime disciplinaire au XVIIIème et au XIXème siècles: "les dispositifs sexopolitiques disciplinaires qui accompagnent cette nouvelle esthétique de la différence sexuelle et des identités sont des techniques mécaniques, sémiotiques et architecturales de naturalisation du sexe" (Testo Junkie p. 72).

Elle décèle aussi, dans la seconde partie du XXème siècle l'émergence d'un nouveau régime "pharmacopornographique" qui fait suite à celui disciplinaire: "la spécificité de ces nouvelles technologies pharmacopornographiques molles est de prendre la forme du corps qu'elles contrôlent, de se transformer en corps, jusqu'à devenir inséparables et indistinctes de ce corps, pour muter en subjectivité. Le corps n'habite plus les lieux disciplinaires: il est habité par eux, sa structure biomoléculaire et organique est leur ultime ressort. Horreur et exaltation de la puissance politique du corps. " (p. 76) Elle cite Zygmunt Bauman et Houellebecq (qu'elle semble connaitre personnellement) qui sont invoqués également à plusieurs reprises dans Nos limites. 

De manière comparable, c'est en s'appuyant sur la critique foucaldienne du "biopouvoir" que les mouvements transgenre et intersexués s'élèvent contre ce qu'ils perçoivent comme des dispositifs disciplinaires de normalisation des corps dans les discours médicaux et psychanalytiques, et contre la violence technologique et morale que constituent à leur yeux la chirurgie d'assignation sexuelle dès le plus jeune âge en cas d'ambiguité sexuelle, la codification des procédures de changement de sexe, et la stérilisation forcée des transsexuels. Qu'on soit d'accord ou non avec ces discours et pratiques, force est de constater que la citation relative au biopouvoir dans Nos limites est à contre-emploi total par rapport à ses usages habituels, sans aucune justification et comme si cette interprétation à rebours était évidente. Cela ne peut que jeter le doute sur l'utilisation de leur érudition par ses auteurs, qui apparaît dès lors comme du saupoudrage tactique, et non comme l'expression d'une réflexion contextualisée et enracinée dans les textes qu'ils invoquent pour illustrer leurs thèses.

Même lorsque les citations apparaissent davantage maîtrisées, il arrive souvent qu'elles semblent être insérées de force dans l'analyse. Ainsi (p. 40 à 44), une citation d'Hannah Arendt, qui décrit les systèmes de propagande dans les régimes totalitaires communistes et nazis, est illustrée et contextualisée par une série de citations de Vincent Peillon, dont le discours et les intentions seraient donc comparables à ces derniers. Pour un livre qui s'appelle Nos limites, l'analyse semble perdre toute mesure, d'autant que l'énormité du rapprochement n'est absolument pas explicitée ni justifiée, et qu'il semble être présenté comme évident. Ce manifeste cite abondamment Zygmunt Bauman à propos de la "société liquide", mais il est lui même liquide, tellement il dilue tout.

Ainsi, il me parait souffrir d'un manque flagrant de hiérarchisation et de contextualisation de ses sources. Il ne cesse de sauter du coq à l'âne. On passe de citations de philosophes à des articles de presse, à des passages de discours de ministres, à des formules d'écrivains reconnus dans l'histoire de la littérature, ou encore à des extraits de livres d'essayistes du moment, sans que les différents niveaux de discours, leur finalité propre (réflexion de fond, communication institutionnelle, expression d'une opinion), les degrés de compétence respectifs des auteurs, soient vraiment distingués et thématisés (Vincent Peillon, tout agrégé de philosophie qu’il soit, a-t-il vraiment une autorité, autre qu’institutionnelle, et même plus désormais, en matière de questions de genre? Si j’en crois l’accueil glacial qu’ont fait de nombreux experts universitaires de celles-ci à ses interventions publiques sur le sujet, il semble bien que non). D'une certaine manière, le meilleur argument de ce livre contre le technicisme est involontaire: on sent à la lecture la timeline twitter ou facebook, l'article de rue 89 ou d'Atlantico qui fait suite à un article savant et qui précède une vidéo de mouvement politique, dans un flux continu où tout se mêle.

- On touche ici à un point qui m'a toujours paru un peu paradoxal, dans les pensées de l'enracinement, du retour à la terre, du Volkgeist, etc. D'un côté ces discours rappellent, à juste titre, que les individus ne se font pas tout seuls, comme des îlots isolés, qu'ils sont les dépositaires d'une culture, d'une tradition, d'un contexte, d'un entourage. Que leur subjectivité et leurs valeurs sont façonnés par eux. Mais dans leurs propres analyses de ce dépôt, et des conséquences politiques qu'ils y perçoivent, ils semblent eux-mêmes se sentir libres d'en déduire des principes généraux, et y voir une sorte de clé de lecture universelle de l'histoire et des sociétés, comme si en bornant leur histoire et leur situation géographique et culturelle, il ne bornait pas aussi leur point de vue et leur définition du bien "commun". Sans doute la conséquence d'avoir lié ce façonnement par par la tradition, par la famille, les valeurs d'une région, d'un pays, toutes déterminations culturelles, à la terre, à une symbolique naturaliste. Les auteurs de ce texte me paraissent aller particulièrement loin
dans ce paradoxe, puisqu'ils semblent identifier carrément enracinement dans une tradition donnée et intelligibilité universelle: "fondée non plus sur des valeurs abstraites et fluctuantes, mais sur des repères stables et solides, universellement intelligibles, cette société sera d'autant plus libre et responsable que nous serons enracinés, assurés par un "sentiment de continuité" (Orwell) entre l'avenir et le passé, entre nos ancêtres et nos héritiers, entre ce qui meurt et ce qui naît. " (p. 104). Reste à savoir, d'une part, si cet enracinement "entre nos ancêtres et nos héritiers" est réellement continuité et intelligibilité universelle, ou s'il ne se révèle pas, à l'usage, discontinuité et décalage, malentendus et réappropriations, et si d'autre part cette aspiration à des "repères stables et solides" n'occulte pas la complexité du réel, les compromis et les adaptations nécessaires pour faire fonctionner une société qui n'est pas un tout organique, mais une somme de systèmes et de tensions hétérogènes, avec lesquels nous devons composer au quotidien, et qui façonnent et précèdent notre subjectivité, si bien que nos intentions et notre "humanité" ne suffisent pas à changer la société, et qu'il faut aussi prendre conscience des dispositifs systémiques de hiérarchisation, d'oppression et de relégation à la marge qui la constituent et l'animent.

Qu'est-ce donc que cette réduction, tant exaltée par les auteurs de la société, à la cellule de base du foyer familial ("qu'il s'agisse d'une famille nucléaire ou de l'humanité globale, toute communauté a besoin d'un lieu de vie adapté, d'un espace où vivre harmonieusement tout en permettant aux générations suivantes d'y vivre à leurs tour. Dès l'origine, c'est autour de la large pierre plate du foyer qui reçoit et conserve le feu, que s'organise l'intimité familiale" p. 33) sinon une forme d'uniformisation et d'indifférenciation de la vie sociale, pourtant par ailleurs fort décriée sur le papier? Certaines personnes s'épanouissent dans la fondation d'un foyer et dans l'amour de leurs parents, de leurs enfants, de leurs frères et soeurs. Mais d'autres y portent leur croix: comment présenter à telle enfant ou conjoint de pervers narcissique, telle personne retirée à ses parents par décision de justice et pour sa protection, ou encore à cette personne transsexuelle que je suis sur Twitter, à qui ses parents ont fait du chantage au suicide pour tenter de la forcer à changer de vie, et avec qui elle a fini par rompre, d'un commun accord, tout lien juridique et personnel, la famille comme "un lieu de vie adapté", "un espace où vivre harmonieusement"? Et il ne s'agit pas que des personnes qui ont souffert d'un manque évident d'attention et d'amour. Pour fréquenter chaque mois depuis 2005 des groupes de partage, je crois savoir que dans des familles catholiques en apparence heureuses et accomplies sous tout rapport, on trouve des personnes qui angoissent à l'approche des fêtes de fin d'année, car se confronter à nouveau, même le temps d'un repas festif, à telle ou telle partie de leur famille leur est très difficilement supportable. Il y a aussi des personnes qui ne veulent pas fonder de famille et s’épanouissent dans le célibat. Et d’autres qui ont trop voulu, contre leurs aspirations profondes, reproduire le modèle familial classique et s’en mordent les doigts à 30 ou 40 ans, au détriment de leur famille parfois. Et inversement, ceux qui voudraient bien fonder une famille, mais ne peuvent pas. Tout n’est pas bon pour tous, ce qui est bon pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres, et tous ne reçoivent pas la même part. Chaque famille est différente, qu’elle soit bi- ou -mono parentale, hétéro- ou homo-parentale.  De même que les formes familiales sont discontinues dans le temps: la famille du pater familias romain n'est pas celle du Moyen Âge, qui n'est pas non plus la famille bourgeoise du XIXème siècle, ni celle plus protéiforme d'aujourd'hui. Le foyer familial ne constitue pas une structure élémentaire et universelle d'intelligibilité. Il est au contraire le plus souvent, dès le départ, ce qui nous sépare tous les uns des autres.

L'enracinement dans des communautés à des échelles plus humaines, ne me parait pas fournir non plus solution des difficultés économiques et sociales décrites dans le manifeste. La "profusion d'initiatives en faveur du bien commun que le bon sens et la générosité savent développer" (p. 105) existe bel et bien (voyages solidaires, fête des voisins, Système d'Echange Solidaire...), et est tout à fait digne de louange et d'admiration, mais elle ne répond pas en profondeur aux difficultés économiques et sociales soulevées par le manifeste. Ne serait-ce que que du fait que cette "complexité" et ce "gigantisme", loin d'être au dessus de notre subjectivité, de notre humanité et de notre intériorité à échelle humaine, de les écraser et les dominer de l'extérieur, les précèdent et les habitent du dedans. Sur le plan économique, il suffit de constater comment les innovations en apparence les plus périphériques à notre vie s'y intègrent très rapidement, au point de devenir rapidement essentielles à notre vie. Plus personne ne peut se passer aujourd'hui d'un compte bancaire ou d'une immatriculation sociale. Même les Décroissants utilisent à l’occasion internet et les smartphones (avec certes des essais de "sobriété" numérique) pour communiquer leurs idées et leur message, de même que les Veilleurs: "saurons-nous un jour combien de gamins congolais sont morts pour extraire le coltan de nos smartphones?" (p. 72). Nous savons en tout cas qu'il y en a, et nous utilisons toujours nos smartphones, malgré toute notre bienveillance et notre humanité. Parce que la souffrance est plus dure à prendre en compte quand on ne la voit pas. Mais aussi parce que notre vie est devenue trop compliquée sans smartphone: ils nous apportent trop pour que nous considérions vraiment pouvoir nous en passer. Toutes ces innovations, loin d'être de simples gadgets, façonnent de l'intérieur notre rapport au monde et aux autres, elles sont devenues nous, elles sont nous, des dispositifs qui nous construisent et nous assujetissent, nous constituent comme sujets. Elles sont nous. A tel point qu'il quasiment impossible de sereprésenter comment on vivait il y a cinquante ans, cent ans, trois cent ans. Cette complexité imprègne tous nos rapports humains, même les plus naturels en apparence: l'expérience des groupes de partage nous le montre. Nous expérimentons en semble de beaux témoignages, nous vivons en commun des retraites, des temps forts, mais quand il s'agit de reprendre le chemin du domicile ou du travail: nous redevenons "nous-mêmes", avec nos loisirs, nos responsabilités, notre situation économique et notre diagnostic personnel sur les avantages ou inconvénients du système. Nous contribuons à sa complexité, nous en ajoutons, en serait-ce que pour améliorer la vie des uns et des autres. Je travaille dans l'administration scolaire et universitaire de puis onze ans. Quand on fait face à un problème d'organisation, soit on le laisse pourrir, et il s'aggrave, soit on cherche à le résoudre en changeant les procédures, ce qui simplifie certains aspects, mais en complique d'autres, rajoute de la complexité à l'ensemble. Avec quoiqu'il arrive certains profs (pas tous, heureusement) qui râlent parce qu'il manque ceci ou cela, ou que telle chose arrive trop tard. C'est pourquoi je suis fort surpris de voir des enseignants dénoncer le "principe des "cinq zéros": zéro panne, zéro délais, zéro papier, zéro stock, zéro défaut" (p. 18). Développer les solidarités locales, c'est super, mais ça ne dispense pas d'une réflexion économique de fond. Soit on juge que les avantages globaux du système compensent ses inconvénients (et en creux cela me parait la position des auteurs) et on se situe dans une logique libérale, apprenant à composer avec la logique économique plutôt que de la dénoncer de manière surplombante. Soit on estime que les dommages collatéraux sont trop importants, et on projette de complètement transformer la logique d'ensemble, et il me parait très difficile aujourd'hui encore de se passer complètement des outils intellectuels du marxisme, là encore en se confrontant aux mécanismes économiques et à leur complexité, en cherchant leurs principes d'intelligibilité.
Mais dénoncer à la fois la complexité, le "gigantisme" de l'économie de marché (en accolant l'adjectif "juteux" à tout ce qu'on cherche à condamner) , et les"utopies", sans offrir aucune alternatives d'ensemble et en cherchant à court-circuiter le point de vue économique, comme si l'économie allait s'arrêter de tourner de la manière dont elle tourne quand les Veilleurs lisent leurs textes, c'est juste... simpliste. 

De même que le"gigantisme" n'est pas la cause première des difficultés sociales. Il n'y a qu'à voir les phénomènes de harcèlement moral, qui existent certes dans de très grandes entreprises, et peuvent être aggravées par certaines méthodes de management, mais également dans des structures minuscules, des associations de rien du tout. On peut détruire une personne à trois ou quatre sans même s'en apercevoir, sans même le vouloir, pour peu qu'elle n'ait pas la même culture, la même éducation, la même manière d'être que nous, que son intériorité (et/ou son extériorité) ne soit pas constituée pareille, qu'elle ne paraisse pas "à sa place". Les phénomènes d'exclusion, y compris très violents, y compris mortels, existent aussi bien dans les villages et les familles que dans les entreprises et les administrations. Car les injustices sociales n'existent pas seulement dans les systèmes à grande échelle et les procédures ambitieuses. Elles existent dans nos coeurs, façonnés par notre milieu, ce que nous considérons comme "normal", "propre", "sain", "joyeux", "beau" et qui n'est pas forcément ce qui est bon pour tous. Nos limites ne sont pas celles d'autrui: j'y reviens ci-dessous.

2) Les limites

- La première chose qui m'a frappé, rien qu'en feuilletant le livre avant de l'acheter, c'est à quel point les auteurs semblent ne s'être donné à eux-mêmes aucune limite. Ils jugent tour à tour de questions économiques, sociologiques, d'écologie, de philosophie, de questions féministes, de droit, de politique, en passant à une vitesse impressionnante d'un débat à un autre. Avec pour résultat qu'à côté de celles des références qui semblent bien maîtrisées, et qui semblent constituer leur référentiel de base (Anders, Ilich, Delsol, Arendt, Ellul...) et de celles qu'ils ne mentionnent jamais mais qu'on décèle en arrière-plan (la doctrine sociale de l'Eglise), il y a des passages, assez nombreux, où l'on a vraiment l'impression qu'ils ne savent vraiment pas de quoi ils parlent, et qu'ils fondent leur opinion sur des ouÏes dire et desrumeurs.

Ainsi, s'ils citent longuement Agacinski, force est de constater que leur critique des études de genre est un amoncellement de clichés et de lieux communs. Ainsi, il ne s'agit pas, de manière abstraite, d'en haut, de "percevoir la moindre distinction comme oppressive et inégalitaire en soi" (p. 63), mais de faire droit à l’expérience concrète du réel -irréductible aux grands principes et aux grandes différenciations structurales- aux témoignages et aux revendications préexistantes de personnes qui ne s'insèrent pas dans les "règles simples, stables et claires [qui]favorisent la vie commune" (p. 9), qui n'y retrouvent pas leur manière d'être, leur perception d'elles-mêmes, qu'elles le veulent ou non.

Pat Califia, dans son essai Le Mouvement Transgenre (Epel, 2003) cite l'autobiographie de Jan Morris, une des premières trans MtF. Jan, née James Humphry Morris, n'était pas excentrique dans son apparence ou son comportement: "au jardin d'enfant, on ne se moquait pas de moi. Dans la rue, on ne me regardait pas d'un air ébahi. " (Le mouvement transgenre, p. 49). Elle a eu une carrière réussie de correspondant de presse à l'étranger. Avant d'assumer son identité féminine, elle s'est mariée et a eu cinq enfants. Non seulement son couple était heureux, mais sa femme et ses enfants ont soutenu sa démarche de transition, avant et après celle-ci. Son identité féminine n'était pas pour elle l'expression d'une "profonde angoisse d'exister" (Nos limites, p. 65). Au contraire: "il devint plus tard à la mode, pour parler de mon état, de "confusion des genres", mais je pense que c'est un abus de terme. Je n'ai jamais eu aucun doute sur mon genre depuis le moment de ma prise de conscience sous le piano. Rien au monde ne m'aurait fait renoncer à mon genre, bien qu'il demeurât caché à tous" (Le mouvement transgenre, p. 50). Ce n'est pas son identité féminine qui la fait souffrir, mais de ne pouvoir la montrer, la partager, l'exprimer, de ne pouvoir se montrer telle qu'elle se vit, ainsi qu'elle l'a exposé à sa femme Elizabeth le jour où elle lui a révélé son état: "je lui dis que si chacun de mes instincts me paraissaient d'années en années plus féminin, mon ensevelissement dans un physique masculin plus difficile à supporter, néanmoins les mécanismes de mon corps étaient sans défaut, fonctionnels, et, quelle que fût leur valeur, lui appartenaient." (p. 54). Au fil des années, les aspects masculins de son travail la dégoutaient de plus en plus: "J'associai instinctivement ces supercheries à la condition masculine, puisque, en ce temps là plus encore qu'aujourd'hui, le monde des affaires était dominé par les hommes. J'avais le sentiment de sortir d'un théâtre médiocre pour entrer dans la réalité quand je passais des manigances grotesques d'un bureau de ministre ou d'un salon d'ambassadeur dans le domaine privé situé au delà, où les femmes s'occupaient des choses réelles de la vie, comme d'élever les enfants, de peindre des tableaux, ou d'écrire à leur famille". (p. 56) (ce témoignage montre d’ailleurs que l’évidence intime peut aussi bien être construite par le donné culturel que par la “nature”, ce qui n’enlève rien à son caractère d’évidence invincible pour la conscience individuelle). Par contraste, après son opération en 1972, une fois devenue physiquement une femme: "Maintenant, quand
j'abaissais les yeux sur moi, je ne voyais plus une hybride ou une chimère: j'étais un être complet, aussi bien proportionné, quoique d'une manière différente, que celui qui, bien des années plus tôt, avait gravi l'Everest avec tant d'allégresse. En ces temps-là, je me sentais mince et musclé; maintenant, je me sentais surtout délicieusement propre. Ces protubérances que je détestais de plus en plus m'ont été enlevées. On m'avait rendu, selon ma façon de voir, normale." (p. 58). On voit que lorsque le décalage avec la "norme" n'est pas dramatisé, les trans peuvent tout à fait trouver le bonheur en allant au bout de leur différence. Au contraire, c'est quand celle-ci est montrée du doigt, pathologisée, ridiculisée, remise en cause, que la souffrance s'installe: quand ils ne peuvent traverser la rue ou prendre le métro sans se faire harceler, quand leur existence même est dénoncée par certains comme un problème politique ou philosophique. Et pourtant, une autre trans célèbre, Christine Jorgensen, qui au contraire de Morris a vécu une extrême médiatisation de son parcours, avec tout ce que cela comporte de harcèlement et d'exposition au mépris et à la dérision, conclut de la manière suivante sa propre autobiographie, écrite une douzaine d'années après son opération: "Je suppose que la dernière question est: est-ce que cela en valait la peine? Je dois admettre qu'à certains moments de ma vie, j'aurais peut-être hésité à répondre. Je me souviens de l'époque où je vivais hantée, et où je perdais mes forces à lutter péniblement pour mon identité. Mais pour moi, il y avait toujours une lueur d'espoir au loin; avec l'aide de Dieu, une promesse qui s'est réalisée, j'ai trouvé le plus vieux don du ciel - être moi-même". (Le mouvement transgenre, p. 45 et 46). Il est clair que les parcours de Morris et Jorgensen sont passés par des étapes médicales et juridiques qui m’échappent en grande partie, et ont nécessité le dialogue avec et la supervision de médecins. Mais quand des personnes qui ont vécu jusqu’au bout ces difficultés, et ces questions techniques, disent que ça valait le coup, et que cela leur a permis de se retrouver elles-mêmes, de quel droit prétendre qu’elles se trompent, et qu’elles se sont en fait aliénées? Comment prétendre savoir mieux qu’elles ce qu’elles vivent et ressentent, et que nous n’avons ni vécu ni ressenti?

C'est au contraire quand on tente d'imposer à une personne une identité de genre différente de celle dont elle a le sentiment intérieurement, a l'instar John Money vis à vis de David Reimer, au nom d'une différence prétendument constitutive des sexes, ce que Judith Butler a dénoncé, en citant précisément cet exemple, bien avant nos anti-genre (dans un article repris dans Défaire le genre), et comme j'ai essayé moi-même, à mon faible niveau, de le montrer dans un article précédent, que les difficultés surviennent. Il ne s'agit donc pas de vouloir abolir toute différence, mais au contraire de permettre à ces différences de se montrer et de s'exprimer, de rendre vivables les vies qui diffèrent trop de la norme en usage (sachant que les normes de cessent d'elles-mêmes de changer, et ne s'abolissent jamais totalement, mais ne sont jamais fidèles à ce qu'elles étaient). Par contre, en décrétant que "l'altérité sexuelle est la première grande différence structurelle qui nous donne de vivre l'expérience féconde du manque: homme ou femme, notre corps nous limite, notre identité nous détermine, et il est illusoire d'y remédier par quelque artifice technique" (Nos limites p. 62) quel message s'imagine-t-on transmettre à celles et ceux qui vivent au quotidien l'irréductibilité de leur conscience à cette "grande différence structurelle", sinon que leur existence n'en est pas une, qu'ils remettent en question dans leur être même la réalité et tout ce qui est bon, qu'il sont des monstres, que le mieux qu'ils puissent faire est de se résigner à souffrir toute leur vie dans un corps qui les aliène, alors que l'expérience montre au contraire que faire le choix de son identité de genre intérieure contre celle biologique d'origine est bien plus libérateur? Comment prétendre que l'on cherche à promouvoir une société plus solidaire, plus humaine, plus généreuse, quand on commence par en exclure une partie? Quelle place est faite dans les assemblées des veilleurs aux Morris et aux Jorgensen, quel textes va-t-on leur lire, quels textes va-t-on les laisser lire? N'y-a-t-il pas de l' arrogance, du mépris à appeler au respect des limites et à l'humilité, quand on oublie par là même notre première limite: que notre vie et notre parole n'engage que notre propre expérience, qu'elles s'arrêtent là où commencent celles des autres, et que ce qui vaut pour nous, en terme de bonheur, de bien-être, d'accomplissement, n'a pas d'indice d'universalité supérieur à celui d'autrui, aussi excentrique que puisse apparaître son point de vue et son histoire par rapport aux nôtres?

- Une remarque sur twitter, d'un catholique qui cherchait à prendre la défense de Nos limites, m'a paradoxalement fait prendre conscience d'une autre insuffisance de la réflexion de ce livre sur la notion de limite. Voici le tweet en question:


Outre ses différences évidentes de contenu et d’intention avec Nos Limites, la Règle de Saint Benoit a été écrite à destination de communautés spirituelles, qui regroupent des personnes qui se sont senties appelées à une vocation bien précise, au cours d’un certain temps de discernement, et ont fait voeu, pour leur popre bien, de subir un certain nombre de limitations. Or, en matière de spiritualité, il est bien connu que ce qui est bon pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Telle personne éprouve une grande dévotion pour la prière du chapelet, mais a du mal avec la contemplation du Saint Sacrement. Telle autre s’endort pendant le chapelet, mais ne jure que par la lectio divina. Personnellement, j’ai vraiment appris à prier à partir des Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola. Mais je me souviens avoir entendu un prêtre, directeur d’un foyer de charité, dire qu’il faisait un blocage sur ces derniers depuis une retraite ignacienne. De même, toute vocation n’est pas bénéfique pour tous le monde. Certains sont faits pour le célibat, et d’autres pour le mariage. Certains deviennent prêtres et religieux, d’autres prêtres sans être religieux, d’autres encore religieux sans être prêtres. Et beaucoup d’autres ne sont faits ni pour être prêtre ni pour être religieux. Je me souviens avoir entendu le témoignage d’une fille qui voulait être nonne, et qui s’est forcée pendant cinq ans à vivre dans un monastère, avant d’admettre que cet état de vie ne lui convenait pas. Elle a mis ensuite cinq autres années à se reconstruire. Pour d’autres, les limites propres à la vie monastique sont bonnes, et signe d’humilité. Pour elle, elles étaient ne forme d’hubris, une manière de ranger sa vie dans une case où elle n’entrait pas forcément. Ce genre d’exemple est souvent invoqué par les catholiques pour justifier que les homosexuels une peuvent pas se marier, que les femmes ne peuvent pas devenir prêtres, et que les trans ne peuvent pas changer de sexe. Il me semble au contraire que tout cela montre qu’on ne peut préjuger de l’adéquation ou non , par des généralités a priori, de telle ou telle limite à la vocation ou au choix de vie d’une personne, et que celle-ci s’éprouve par la confrontation avec l’intimité, au for interne.

Lorsque Jan Morris a eu ses premiers enfants, et notamment après le décès de sa première fille nouvellement née, elle a tenté de mettre de côté ses interrogations sur son genre, et a cessé provisoirement de prendre des hormones. Elle a décidé de mettre des limites à son désir d’être femme, et de rester homme. Cela l’a menée à la perte de son estime de soi, à la dégradation de son bien-être et de ses relations avec sa famille: “ce fut la pire période de ma vie [...] j’étais tourmenté par un sentiment d’isolement à l’égard du monde et de moi-même qui ne faisait que croître, je traversais des périodes de désespoir qui effrayaient Elisabeth et me débilitaient.” (Le mouvement transgenre, p. 55). Elle a tenté de s’imposer des limites qui ne correspondaient pas à la perception intérieure qu’elle avait d’elle-même, au plus profond de sa conscience intime, et cela lui a nuit, et a nuit à son entourage, en touchant aux limites d’une démarche purement volontariste de négation de ses aspirations les plus profondes. De manière analogue, on a appris dernièrement qu’une célèbre chanteuse de rock chrétien, Vicky Beeching, diplômée de théologie, star des mega-churches évangéliques, anglicane et amie de la fille du chef de l’Eglise anglicane, avait tenté pendant plus de la moitié de sa vie de réprimer et de taire son homosexualité. Invitée à chanter dans des rassemblements contre le mariage pour les personnes de mêmes sexe, elle a été contrainte, sous la pression financière et sociale, d’y taire son opinion  contraire. A force de contrarier ses sentiments réels par une démarche d’auto-limitation, elle a fini par dégrader gravement sa santé, ce qui l’a finalement poussée à faire son coming out:

"C’est alors que son corps s’est rebellé contre elle. Une ligne blanche est apparue sur son front, qui s’est transformée en cicatrice rouge et douloureuse, symptôme d’unesclérodermie en coup de sabre. Convaincue par son médecin que le stress – et donc le placard dans lequel elle s’était enfermée – était à l’origine de sa maladie, elle s’est juré, lors d’une séance de chimiothérapie, de faire son coming-out au plus tard à 35 ans. «Trente-cinq ans, c’est la moitié d’une vie, explique-t-elle. Je ne peux pas perdre l’autre moitié.»


À 30 ans, après 18 mois de chimiothérapie, elle a rencontré Ruth Hunt, de l’association LGBT britannique Stonewall, qui lui a présenté d’autres lesbiennes out. Elle a fait son coming-out auprès de ses parents au printemps dernier. Malgré leurs désaccords théologiques, son père et sa mère l’ont assurée de leur soutien. Aujourd’hui, elle se sent toujours chrétienne, elle n’en veut pas à l’Église anglicane, bien que l’essentiel de ses souffrances découle de ce qu’elle y a appris. : «Plutôt que l’abandonner et dire qu’elle est cassée, je veux participer au changement»." (Yagg, "Vicky Beeching, théologienne et chanteuse chrétienne, fait son coming out")

Ce que l’on constate dans ces deux cas, c’est que s’imposer des limites qui ne correspondaient pas à leur expérience intime d’elles-mêmes a conduit ces personnes à un profond mal-être intérieur et à des formes de somatisation et de désocialisation, et que faire le choix d’assumer leur différence au grand jour les a au contraire libérées. Chercher à se cantonner à tout prix dans la norme commune étaient pour elles de l’hubris, et les a enfermées dans une négation purement volontariste d’elles-mêmes. Assumer leur différence d'avec cette norme revenait au contraire à assumer humblement le fait que la condition, plus confortable, des personnes ordinaires, n’était pas la leur, et qu’il leur appartenait de construire une autre manière de vivre en plénitude, de la même façon qu’en tentant de vivre les limitations d’une vocation qui n’était pas en définitive la sienne, la nonne s’est fait du mal, et là où d’autres s'épanouissent pleinement en acceptant de telles contraintes, elle a dû reconnaître qu’elles ne lui correspondaient pas. Dans tous ces cas, ce que l’on voit, c’est d’une part que les mêmes limites ne conviennent pas à tout le monde, et que ce qui épanouit les uns perd les autres. D’autre part, que c’est par l’épreuve des conditions extérieures, sociales, et de celles intérieures, qui touchent à l’initimité d’une conscience toujours singulière et unique, qu’une personne réalise si elle est faite ou non pour tel ou tel choix de vie, telle ou telle vocation, telle identité sociale, ou de genre, et que nul principe a priori, nulle “grande différence structurelle”, nulle règle simple, stable et universelle ne peut prétendre se substituer à ce discernement individuel. Lorsqu’elles relèguent certaines personnes, de par leur sexe biologique ou leur orientation sexuelle, à des vocations par défaut, les Eglises exercent une violence grave contre l’intimité des consciences, et contre la relation personnelle à Dieu qui donne son sens, son contenu et sa consistance à ces dernières. Et c’est à mon avis n’avoir rien compris à ce qu’est la personne humaine que de plaider, comme c’est le cas pour les auteurs de Nos limites, pour une réduction des vécus à une complémentarité biologique homme/femme idéalisée, et de ne voir dans les revendications des personnes homosexuelles, bisexuelles ou trans qu'une “honte prométhéenne” ou “une profonde angoisse d’exister” (p. 65). Comment peut-on affirmer, contre ce que celles-ci ressentent, contre leur témoignage, contre ce qu’elles ont dû endurer, ou endurent tous les jours, contre leurs expériences concrètes, personnelles, sincères, du bonheur et du malheur, quelque chose d’aussi péremptoire et aussi factuellement faux que “mais ce sempiternel désir d’ailleurs ne peut aboutir qu’à la désillusion: on ne se débarasse pas si facilement de sa carcasse, mortelle, imparfaite, incomplète. On ne peut qu’apprendre à l’aimer parce que notre incarnation est la condition du don” (p. 65) sinon en faisant exactement ce que les auteurs prétendent prévenir et condamner: “en réalité, nous avons besoin de bornes pour vivre: elles nous empêchent de nous croire tout-puissant, de prétendre contenir à nous seuls la totalité de l’expérience humaine” (p. 62). Les bornes des auteurs, c’est précisément la vie d’autrui, les expériences qui diffèrent des leurs ou qui les contredisent, qui font que certains trouvent le malheur là où eux ont expérimenté le bonheur, et inversement, et sur lesquelles leur discours généralisant n’a aucune pouvoir, aucune prise ni aucun droit.

- Mais pour les auteurs, les limites, ce n’est pas seulement ce qui encadre les potentialités individuelles ou collectives et définit leur finalité et leur sens: c’est aussi, et peut-être surtout, ce qui protège. De manière significative, dans la seconde moitié du livre, la réflexion sur les limites s’arrête sur la notion de frontières (le titre de la seconde partie est d’ailleurs “la chasse aux frontières”). Ils y développent, pour justifier ce rapprochement, une comparaison très éclairante pour leur propos: “avant d’être un obstacle, la frontière est un passage - une “passoire” qui filtre. La peau est un bon exemple de cette fonction régulatrice de la frontière qui garantit le fonctionnement de l’organisme en ne permettant que des interactions bénéfiques avec l’extérieur. Pour l’individu, s’enraciner dans une tradition, c’est s’assurer une stabilité face à la précarisation accélérée d’un monde en perpétuelle mutation.” (p. 61). Fondamentalement, la frontière, c’est ce qui protège l’intérieur de l’extérieur, même si les auteurs reconnaissent que des incursions, convenablement “filtrées”, peuvent être positives. Un peu plus loin (p. 86 et 87), s’ils reconnaissent que les immigrés économiques sont “les premières victimes”, et que les réfugiés politiques et climatiques sont “loin d’être des envahisseurs”, l’immmigration reste pour eux un de ces “déracinements concurrentiels” qui “favorisent une concurrence déloyale et pèsent à la baisse sur les salaires”, plutôt qu’une nécessité humanitaire ou une opportunité économique. En effet (p. 83) “pour se différencier et de l’intrusion, et de l’annexion, l’hospitalité recquiert d’avoir une porte à ouvrir et un seuil à franchir. A l’échelle d’une nation ou d’une maison, seule la frontière permet au visiteur d’être authentiquement accueilli. [...] l’insécurité croît dès lors que la communauté perd son ordre interne, parce que les références communes disparaissent, remplacées peu à peu par quelques slogans de propagande économique. La fracture s’installe dans un territoire donné lorsqu’un territoire n’est plus une maisonnée où cohabitent des connaissances, mais un espace vide où coexistent des étrangers, consommateurs “définis, par hypothèse, comme sans filiation ni attachements particuliers, c’est-à-dire comme de simples calculateurs égoïstes”.  Plus le cosmopolitisme est toléré ou encouragé, plus la société “perd son ordre interne”. Plus également on s’éloigne des petites entités décentralisées pour constituer des grands regroupements centralisés, plus onmet en péril l’économie et la “démographie”. A propos de la contruction européenne, et sans pour autant se proononcer totalement contre, les auteurs écrivent: “Au niveau politique, l’extension rapide de l’Union Européenne offre un exemple éloquent de gigantisme informe. Censée faire contrepoids aux principales puissances mondiales (Etats-Unis, ex-URSS, Chine…), elle est actuellement l’une des zones à la croissance démographique et économique la plus faible et se trouve remise en cause de plus en plus radicalement. La grenouille aurait-elle voulu se faire plus grosse que le boeuf? [...] Promouvoir une écologie fondée sur la limite, ce n’est pas rejeter l’unité européenne, c’est bien plutôt veiller à ce que la coopération ne détruise pas la cohérence. Tout étalement entraine une dilution. Si l’Europe veut avoir une voix dans le monde, il faut qu’elle ait un corps, solide, et par définition, délimité” (p.80 à 82).

Toutes ces analyses, qui m’évoquent quand même irrésistiblement, il faut bien le dire, ce que fut la pensée politique de Charles Maurras (non cité dans Nos limites), sur la décentralisation, le refus du cosmopolitisme, l’organicisme social… m’ont fait aussi penser à une nouvelle d’un autre écrivain, qui ne fait pas partie de leurs références: Pierre Gripari, proche de la nouvelle droite. Cette nouvelle, incluse dans le recueil Rêveries d’un martien en exil, met en scène l’interview imaginaire du cancer, qui se présente comme un “émancipateur cellulaire”. Il s’agit bien sûr d’une parodie des discours militants de gauche et d’extrême-gauche. J’y retrouve la même défiance vis à vis de l’émancipation, du changement, de la nouveauté, de tout ce qui éloigne des origines. Au fond, ce que nous dit Nos Limites, c’est que toute innovation, toute expansion, toute exception, tout mode de vie un peu excentrique, présente un risque pour l’ordre social, la stabilité, l’identité. Et que le risque ne vaut jamais vraiment le coup. Il y a finalement quelque chose de très régressif dans ce manifeste: les plus petites communautés possible, avec l’enracinement le plus homogène possible de leurs membres dans une même origine et une même culture, et une vie réglées par le moins possible de règles, les plus générales possibles: “des règles simples, stables et claires”, des “normes intelligibles et fermes” (p. 9), l’alternative à cette fermeté et cette stabilité étant d’être “fétu balayé par le vent” (p. 9).  C’est là que réside la recette d’une vie véritablement heureuse, et si des personnes ne trouvent pas que cette recette les rend véritablement heureuses, et qu’elles aspirent à autre chose, mieux vaut qu’elles s’imposent des limites, plutôt que de remettre en cause cette stabilité, et la belle totalité organique, “familiale”, “naturelle”, dans laquelle les auteurs se reconnaissent.

J’aimerais proposer une autre interprétation du concept de limites, qui considèrent celles-ci non plus sous l’angle de la frontière, de la peau qui protège et filtre des incursions extérieures, de la carapace, mais comme ce qui pointe vers un delà et en même temps l’annule, le passe sous silence, de telle sorte que nous devons souvent nous auto-limiter, dans nos prétentions, notre vision du monde, nos habitudes, briser ces limites, ces bornes, que nous tendons routinièrement, inconsciemment, à fixer au fonctionnement du monde, et aux “bonnes moeurs”, pour permettre à d’autres vies de se montrer, de s’affirmer et de devenir vivables.

C’est un peu ce à quoi nous invite l’itinéraire intellectuel de Judith Butler, qui, partie d’une formation philosophique hégélienne (son oeuvre peut ainsi se lire comme une relecture constante de la dialectique du maître et du serviteur, présentée au début de La Phénoménologie de l’Esprit) initie dans ses premiers ouvrages (trouble dans le genre, ces corps qui comptent, etc.) une réflexion politique sur les revendications des minorités sexuelles, pour au fur et à mesure élargir ses centres d’intérêt à la politique internationale (surtout après le 11 septembre 2001) et à l’éthique. Dans un de ses livres les plus récents, Ce qui fait une vie (Zones, 2012), qui réfléchit sur fond de guerre en Irak et des graves questions éthiques et politiques soulevées par Guantanamo, aux vies rendues invivables, ou non susceptibles de deuil, par les discours officiles ou médiatiques, la photographie de guerre, etc., elle livre en lien avec ce sujet une réflexion toute à fait intéressante sur une notion rès proche de celles de limites et de frontières, celle de cadre (le titre américain du livre est d’ailleurs Frames of war: littéralement “cadres de guerre”).:

"« Être encadré » ou « cadré » (to be framed) est une locution complexe en anglais : un tableau est « encadré » (framed), mais on dit la même chose d’un criminel cerné (par la police) ou d’une personne innocente piégée (par quelqu’un de mal intentionné, souvent la police). « To be framed » signifie ainsi être victime d’un coup monté, des preuves étant artificiellement disposées de sorte à « établir » la culpabilité d’une personne. Quand un tableau est encadré ou une image cadrée (when a picture is framed), ce peut être l’enjeu d’une infinité de commentaires ou d’extensions de l’image. Mais le cadre tend à fonctionner, même sous forme minimaliste, comme un ornement éditorial de l’image, sinon comme un commentaire réflexif sur l’histoire du cadre mêmenote. L’impression que le cadre guide implicitement l’interprétation fait écho à l’idée de fausse accusation. Être « encadré » dans ce sens, c’est voir construire un « cadre » autour de ses actions, de sorte que le statut de culpabilité du sujet s’impose inévitablement au spectateur. Une certaine manière d’organiser et de présenter une action conduit à une conclusion interprétative au sujet de cette action. Mais, comme nous l’apprend Trinh Minh-ha, il est possible d’« encadrer le cadre » (frame the frame) ou même d’« encadrer l’encadreur » (frame the framer), ce qui implique d’exposer la ruse qui produit l’effet de la culpabilité individuelle. « Encadrer le cadre » semble engager une couche fortement réflexive du champ visuel mais, de mon point de vue, il n’en découle pas nécessairement des formes abstraites de réflexivité. Interroger le cadre, c’est au contraire montrer qu’il n’a jamais véritablement contenu la scène qu’il était censé délimiter, que quelque chose se trouvait déjà au-dehors, qui rendait possible et reconnaissable le sens même de ce qui est dedans. Le cadre n’a jamais déterminé précisément ce que nous voyions, pensions, reconnaissions et appréhendions. Quelque chose dépasse le cadre, qui vient troubler notre sentiment de la réalité ; en d’autres termes, il se passe quelque chose qui ne se conforme pas à notre compréhension établie des choses."

(La question de la limite est d’ailleurs aussi importante dans la réflexion de Judith Butler sur le genre. Comme je cherchais à le montrer, à mon humble niveau de néophyte, dans un précédent billet, n’y-t-il pas une gageure, quelque chose de fondamentalement insatisfaisant et circulaire, à prétendre  fixer discursivement la limite entre le corps discursif “culturel” et le corps extra-discursif “naturel”?).

La limite, par définition, borne, non seulement de l’extérieur vers l’intérieur, pour protéger de l’intrusion ou de l’annexion, mais également de l’intérieur vers l’extérieur. De même que le cadre d’une photographie impose un cadre à une réalité qui lui est irréductible, et la dissimule en partie au regard, en ne conservant que ce que le photographe veut montrer, la limite détruit autant quelle préserve, tait autant qu’elle met en évidence. Le problème de vouloir faire des limites, de “grandes différences structurelles” (Nos limites, p. 62) qui valent pour tous, au lieu de reconnaître qu’il existe une très grande diversité et multiplicité de petites limites structurantes, qui sont bonnes pour certains, mauvaises pour d’autres, c’est qu’on appauvrit considérablement le discours sur les vies humaines, leurs singularité, l’irréductible diversité et dignité de leurs consciences d’être intimes, pour promouvoir un paradigme indifférencié et souvent inatteignable, dans lequel beaucoup de personnes échouent à trouver un cadre qui permette à leur vie d’être vivable, de la même manière que la nonne de mon exemple plus haut, malgré toute sa bonne volonté, sa vie de prière et ses hautes aspirations spirituelles, n’a pu, par sa seule volonté, s’insérer dans une vocation qui en définitive n’était pas la sienne.

- La question demeure: qu’est-ce qui rend possible la brisure qui permet de devenir sensible à cette irréductibilité d’autrui aux normes par lesquelles nous nous protégeons, et qui font que certains vont consentir à mettre en danger leur stabilité, leurs repères, leur vie, pour libérer un espace vivable à d’autres vies qui se situent, constitutivement, hors limites? Qu’est-ce qui fait que certains vont dire que le risque vaut le coup, que la stabilité du modèle familial ou de la morale traditionnelle ne valent pas de laisser des vies sur le carreau, même quand ces vies ne sont pas la mienne.

Un doctorant en sciences humaines et sociales, Nicolas Legrand, a apporté des éléments de réponses intéressants à cette question, dans un carnet de recherche publié sur le blog Villa réflexive:

"Si je me suis jeté à corps perdu dans toutes les idées et théories féministes, anti-racistes, LGBTQQIA, c’est entre autres parce que les descriptions de rejets, de violence, de peur se sont mises à tout de suite marcher. J’ai réussi à établir un lien empathique, qui m’a permis, sans avoir vécu ces problèmes, de les imaginer, d’imaginer les émotions qu’elles provoquent, d’imaginer les répercussions qu’elles ont sur la vie de la personne qui les raconte, de réaliser que je participe moi-même à des systèmes oppressifs et de valider tout cela comme intolérable, intolérable au point de ne pas avoir peur de se fâcher. Le fait que la réponse à ces problèmes réclamés par mes activistes chéri.e.s n’est que l’égalité, les rendent d’autant plus sympathiques.


Bon, c’est super, mais d’où me vient cette empathie ? L’éducation à base de « ne fait pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi même » a dû bien rentrer. Quelques tartines de catholicisme et d’amour du prochain par dessus ont dû faire leur petit effet. Je ne sais pas vraiment. Je pense que cette empathie n’est pas évidente, que je n’ai pas toujours réagi de la même manière aux mêmes sujets. Quelle que soit l’origine de ce déclic empathique, il m’apparaît désormais très probable que le lien empathique permet de comprendre l’autre, de le respecter et que la rupture de ce lien permet au contraire de nier ses problèmes et de l’oppresser." (Nicolas Legrand, "[pouce levé] "tellement vrai!", sur le blog Villa réflexive)

Il est intéressant de relever que c’est l’intérêt pour l’antispécisme qui a amené Nicolas Legrand à cette prise de conscience. L’antispécisme (même si j’admets ne pas encore pour ma part avoir intériorisé ses arguments et son point de vue, ni accepté complètement son analyse) ne se réduit pas en effet, contrairement à l’analyse des auteurs de Nos limites, à brouiller “les frontières du vivant en confondant l’homme et l’animal” (p. 99) (même si je n’ai pas encore réussi à écarter complètement pour ma part cette objection), mais nait d’une réflexion sur la souffrance. Peut-on accepter de ne pas chercher à soulager la souffrance et à préférer la vie pour quelque être conscient que ce soit, alors que nous cherchons à l’éviter absolument pour nous-mêmes, et la plupart des catholiques pour des formes de vie encore dénuées de conscience? N’y-a-t-il pas un paradoxe à soutenir que l’absence de raison est un argument pour légitimer la souffrance et la mise à mort pour des raisons utilitaires ou d’agrément, alors que l’absence de conscience ne serait pas une objection à la sanctuarisation et à la dignité de la vie? Il y a là une question éthique qui me parait très difficile, et que les catholiques sont très peu inspirés, eux peut-être plus encore que quiconque, de prendre à la légère.

Cette empathie, qui semble il est vrai relever de l'événement, plus que d'une attitude qu'on peut reproduire facilement (je n'ai pas d'empathie sur tous les sujets), mais à laquelle on peut sans doute s'exercer, de même qu'il existe des "exercices spirituels" pour s'entraîner à convertir son regard vers Dieu, je la distingue de la simple compassion qui va être celle, par exemple, des catholiques qui vont chercher à aménager une pastorale des homosexuels sans pour autant accepter de remettre en cause l’enseignement de l’Eglise sur l’homosexualité, qui y voit “une tendance objectivement désordonnée” ou un “acte intrinsèquement désordonné”, qui ne vont pas consentir à risquer la remise en cause de leurs propres repères, leurs propres certitudes au nom de la souffrance d’autrui, mais vont aller aussi loin qu’il est possible pour éviter à autrui de souffrir sans avoir à affronter eux-mêmes la souffrance d’une vision du monde, d’une identité, d’un être-à-soi-même, dévasté, déstabilisé, décentré. L’empathie au contraire, est une blessure, une brisure dans notre être, qui fait que l’extérieur, la vie d’autrui, son bonheur, deviennent des enjeux suffisamment importants pour tout remettre en cause, tout risquer, tout questionner.  Elle va au delà du simple entre-deux individuel pour questionner les difficultés systémiques, les contradictions structurelles, qui font que des gens souffrant à la vue de tous sans que cela ne perturbe vraiment personne, que différents phénomènes récurrents de harcèlement, des femmes, des trans, des homosexuels, soient constamment minimisés et leurs dénonciateurs tournés en ridicule ou eux-mêmes accusés de comploter (le soit disant lobby LGBT: il y a différentes associations, souvent de tailles très modeste,plus ou moins radicalisées politiquement, mais rien qui relève d’un agenda aussi centralisé ni de moyens aussi puissants qu’au hasard, la Manif pour tous). Et elle assume d’entreprendre les transformations sociales et culturelles parfois nécessaires pour remédier à ces états de fait. Rien, ni l’Eglise en tant qu’institution et doctrine achevée, ni la famille, ni la nation, ne vaut que des êtres vivants souffent inutilement, et s’il faut déconstruire tout cela pour que quelques tous petits puissent enfin vivre une vie vivable, avec toujours à l’esprit le respect de la vie et de la conscience d’autrui, so be it. L’histoire du vingtième siècle nous apprend d’ailleurs que les mouvements d’émancipation des minorités, loin d’être “utopiques”, ont porté du fruit, et du bon fruit. En un siècle, pourtant par ailleurs troublé, nous avons assisté à l’émancipation des femmes, à celles des noirs, nous sommes en train de voir celle des personnes homosexuelles commencer à aboutir. Toutes choses qui font que la vie de milliers de personnes réelle, concrètes, est indéniablement plus vivable et heureuse, et pour pour lesquels les Eglises et les mouvements traditionalistes, avec tous leurs beaux principes, n’ont fait que très peu, quand leur rôle n’a pas relevé de l’obstruction pure et simple. Parce qu’ls ne voulaient pas prendre de risques, avait peur de franchir les limites… Ils étaient pleins de compassion sans doute, mais manquaient peut-être aussi d’empathie.

Et c’est pourquoi il me semble que la question de l’empathie, finalement plus que celles de l’enracinement et des limites, constitue le grand défi du moment, pour notre époque et pour l’Eglise.