samedi 4 octobre 2014

La "marchandisation de l'humain", cet épouvantail!


Avertissement: ce billet ne porte pas sur le débat sur la GPA en lui-même, que je n'ai pas du tout approfondi de manière suffisante, mais sur le concept de "marchandisation de l'humain", qui me gonfle, et de plus en plus!

Le mot d'ordre de la Manif pour Tous de demain est "l'humain n'est pas une marchandise!".

Il n'a en lui-même rien de très original. La "marchandisation de l'humain", ou encore du "corps"humain, est une menace régulièrement brandie, à propos de la GPA, mais également de la prostitution... C'est également une thématique qui bénéficie à la fois d'une certaine coloration de gauche ( la dénonciation du "marché") et d'une tonalité moralisante (on ne fait pas de son corps ce qu'on veut) et un peu antimoderne (l'aliénation de l'homme à lui-même par la technique et/ou la jouissance reine) qui la rend sympathique à une partie de la droite. C'est un axe de convergence entre les différentes factions et familles politiques qui gravitent autour de la Manif pour Tous.

Il se trouve que depuis plusieurs semaines, je relis Marx, pour diverses raisons, mais en partie en réaction à ma lecture de Nos Limites. La pensée marxiste n'étant nullement étrangère à la genèse de cette notion d'une "marchandisation de l'humain", j'ai eu envie de partir d'elle pour exprimer mon irritation à propos de celle-ci.

Le concept de marchandise joue un rôle fondamental dans la critique de l'économie politique menée par Marx dans la seconde période de sa réflexion philosophique, après 1948.  La phrase suivante inaugure ainsi l'oeuvre principale de cet auteur, Le Capital:

"La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘immense accumulation de marchandises’. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent, le point de départ de nos recherches. "
 La marchandise, avant d'être une chose, un bien de consommation, est l'expression d'un rapport social. Loin d'avoir une signification évidente et "objective", elle dissimule un processus complexe de réification et d'aliénation du travail humain et de personnification de choses et d'idées abstraites:

"Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. " (Le Capital, livre 1, chapitre 4)
Marx distingue entre la valeur d'usage et la valeur d'échange de la marchandise. La valeur d'usage, c'est sa capacité à satisfaire un besoin humain concret, qui est directement liée au travail qui a été nécessaire pour la produire (le travail du menuisier pour créer une table par exemple). Dans l'économie capitaliste, et dans le cadre de la division du travail, le travailleur vend sa force de travail, et le produit de celui-ci, aux propriétaires de moyens de production. Qui va à son tour vendre la marchandise finie, et produire des richesses. Maintenant, que ce passe-t-il quand il s'agit de comparer, pour les échanger au sein d'un même marché par exemple, la valeur de marchandises dont la valeur d'usage est incommensurable (du pain et une table par exemple)? La valeur d'échange, mesure abstraite matérialisée par l'argent, va ostensiblement rendre commensurable des réalités en elles-mêmes incommensurables. L'étalon de cette valeur est le temps de travail, supposé équivalent dans les différents processus de production. Et cet unificateur qu'est l'argent, qui crée des relations abstraites entre marchandises, produit l'apparence que ces relations sont la vie économique concrète, et confine les rapports sociaux réels qui ont produit ces marchandises et les personnes qui les créent, les échangent, les vendent ou se les approprient,  à une simple variable d'ajustement abstraite:


"C'est donc en un sens historiquement bien précis que Marx écrit que l'argent est la réalisation du "système de la liberté et de l'égalité" L'égalité en question est l'estimation arithmétique de la richesse individuelle, sous sa forme monétaire: "cette égalité se pose dans l'argent lui-même en tant qu'argent circulant, c'est-à-dire apparaissant tantôt dans une main, tantôt dans une autre, et indifférent à cette apparition." Dans le cadre du capitalisme, l'égalité nait de la réduction d'une personne à la quantité de richesse abstraite dont elle dispose: "Un travailleur qui achète pour 3 shillings de marchandise apparaît au vendeur sous la même fonction, la même égalité - sous la forme de 3 shillings - que le roi qui en fait autant. Toute différence entre eux est effacée", au point que l'individu, tendant à devenir "individuation de l'argent", se trouve nié dans ses particularités concrètes, possesseur abstrait et simple rouage du procès de valorisation. La marchandise, écrit Marx, "est de naissance une grande égalisatrice cynique", mais elle ne fait que rendre possible la mesure réciproque des richesses créées, en taisant l'inégalité et la justice qui président à leur appropriation.L'égalité est donc celle des hommes en tant que représentants des marchandises qu'ils possèdent, et non celle des individus concrets, de leurs compétences diverses, de leur appartenance à telle ou telle classe sociale. C'est donc le mode de production capitaliste lui-même qui considère les hommes comme "personnifications des rapports économiques"". (Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, Seuil, 2000, p. 200).

En ce sens, on constate que toute marchandisation est une marchandisation de l'humain, au sens où elle aliène à l'homme le produit de sa force de travail et le réifie, le réduit à la personnification d'une valeur d'échange abstraite:


"[...] même quand la division sociale du travail se complexifie, le capital représente des valeurs d'usage variées et qualitativement différentes comme quantitativement proportionnelles aux valeurs d'échange. Les relations sociales entre individus prennent la forme de relations (valeur d'échange) entre des objets statiques, autonomes, qui semblent indépendants des individus. La différenciation sociale est ainsi l'envers contradictoire de l'équivalence formelle. La réification entraîne une expérience de privatisation et d'isolement, où les relations d'échange sont hermétiques à l'intervention humaine". (Kevin Floyd, La réification du désir: vers un marxisme queer, Amsterdam, 2013, p. 29).


L'"expression marchandisation de l'humain" est donc, au fond, un pléonasme et n'explique pas pourquoi certaines marchandises (qui touchent au travail sexuel, à la reproduction, ou encore à la commercialisation d'organes humains) paraissent violer un tabou et constituer des marchandises "à part", intrinsèquement scandaleuses. Il est d'ailleurs quelque peu navrant qu'une partie de la gauche s'imagine s'attaquer au "marché" et dénoncer les dérives du capitalisme, alors qu'en distinguant entre une "marchandisation de l'humain" inacceptable, et, implicitement, une autre qui manifestement n'est donc pas "de l'humain" et beaucoup plus acceptable, elle exonère en effet ce dernier, et les rapports sociaux qui le déterminent, de sa responsabilité structurelle dans l'aliénation et la réification de l'humain.

Comme le sociologue Eric Fassin aime à le souligner, cette dénonciation de "la marchandisation de l'humain", s'appuie sur un régime d'exception, au même titre que la fameuse "exception culturelle en France":

"Qu’entendez-vous par « exception sexuelle »?
C’est comme l’exception culturelle : on veut soustraire la culture à la logique marchande. De même, sexualité et reproduction feraient pareillement exception à la logique du marché. La politique abolitionniste de la France vis-à-vis de la prostitution relève ainsi de l’exception sexuelle : il s’agit de soustraire le corps à l’économie. Le sexe n’aurait rien à voir avec l’argent.
Cette position de principe répond à un problème bien réel : l’exploitation. C’est un risque qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main, qu’il s’agisse de la prostitution, de la GPA ou de l’adoption internationale. L’exception sexuelle soulève cependant deux questions.
D’une part, l’exception pourrait bien être une manière de confirmer la règle. Quand on dit: « Pas question que le marché s’impose à la culture », faut-il comprendre que le marché peut régner partout ailleurs ? Ce serait une manière de ne pas toucher à l’ordre des choses, à quelques exceptions près. [...]
D’autre part, la logique de l’exception sexuelle revient à dire qu’il y aurait des domaines impurs, c’est à dire l’économie, et d’autres qui seraient purs et auraient vocation à le rester, comme le sexe ou la culture. Or toute notre expérience montre que ni le sexe ni la culture  n’échappent aux inégalités socio-économiques. En général, la conjugalité est socialement égalitaire. Il y a bien peu d’alliances entre le prince et Cendrillon, entre le milliardaire et la fille des rues – a fortiori l’inverse!" (Sautez dans les flaques, "l'éthique est un luxe")
 Ce type de position conduit immanquablement à reconnaître à l'Etat, au moins implicitement, un rôle d'arbitre du marché, mais seulement dans certains domaines. C'est problématique d'un point de vue antilibéral, puisque cela pose l'aliénation et la réification de l'humain comme des effets accidentels et non essentiels de l'économie libérale. Cela semble aussi problématique d'un point de vue libéral: à partir de quelle règle, ou de quel consensus, déterminer quand l'Etat doit intervenir, et quand il doit laisser faire. La GPA ou la prostitution peuvent impliquer, mais n'impliquent pas toujours, nécessairement, l'exploitation (il existe des GPA dites "éthiques" ou librement consenties, des formes de prostitutions volontaires et même choisies). Mais on peut en dire autant d'à peu près n'importe quelle forme de travail salarié. Dans l'exemple de la réflexion marxienne, le constat de l'exploitation des ouvriers dans les usines a joué un rôle important: doit-on interdire le travail en usine parce qu'il rend pensable l'exploitation, l'oppression de l'homme par l'homme? Il semble qu'abstraction faite de la pluralité des contextes et des applications particuliers, la GPA, ou même la prostitution, ne sont pas nécessairement synonymes, par essence, de tort infligé à autrui.

Mais à vrai dire, la dénonciation de la "marchandisation de l'humain" ne se situe pas, la plupart du temps, sur ce terrain du tort infligé à autrui. Elle semble plutôt se situer dans une tradition morale, plus que politique, qui se préoccupe du tort infligé à soi-même, à sa "dignité", par exemple. Un bon exemple de cette école de philosophie morale, déontologiste (c'est-à-dire qui fixe des absolus moraux qu'on ne saurait outrepasser sous aucun prétexte, comme la dignité humaine), est la pensée kantienne, dont le célèbre impératif catégorique "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen" (Fondements de la métaphysique des moeurs, 2ème section) donne bien le ton.

"Aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre": voilà une proposition qui n'est nullement évidente, et qui est aujourd'hui contestée. Ainsi, en s'inscrivant dans le sillage de la pensée libérale de John Stuart Mill, le philosophe Ruwen Ogien distingue ce type d'éthiques "maximalistes", qui se donne pour rôle de définir, et de proscrire, non seulement ce qui nuit à autrui, mais aussi ce qui nuit à soi-même, d'une éthique "minimaliste", dont plusieurs déclinaisons existent , "progressistes" ou libérales, mais qui ont en commun de limiter le champ d'application du devoir moral à ce qui nuit (ou non) à autrui, laissant à chaque personne la liberté de déterminer par elle-même et pour elle-même ce qui est bon ou mauvais pour elle:

"Quoiqu'il en soit, on pourrait dire, en parodiant une formule bien connue, que toute l'histoire de la philosophie récente donne l'impression de se résumer à un combat contre le minimalisme.
Il me semble qu'on ne se demande pas assez si ce combat est justifié. Existe-t-il vraiment des raisons de ne pas appliquer au domaine des relations entre personnes le principe politique de neutralité à l'égard de ce que chacun fait de sa propre vie du moment qu'il ne nuit pas à autrui?
L'autre, le principal en fait, me parait un peu moins inatteignable. Il est de proposer une justification satisfaisante au minimalisme moral.
Parmi les arguments que j'avance en sa faveur, je mets au premier plan son engagement contre le paternalisme, cette attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d'eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion." (Ruwen Ogien, L'éthique aujourd'hui: maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007).
A noter que l'éthique maximaliste ne se borne nullement à sa formulation déontologiste kantienne: on en trouve des équivalents célèbres dans l'éthique des vertus (la "nature" aristotélicienne, beaucoup plus chère à la Manif pour Tous que l'impératif catégorique kantien) et les éthiques conséquentialistes. 

Et plus j'y pense, plus j'estime que c'est cette notion de devoir moral envers soi-même, qui est au coeur de la mobilisation contre la GPA, et non le risque hypothétique d'une "oppression" ou d'un "esclavage" des femmes porteuses.

Si en effet on se situe dans une optique antilibérale, et qu'on estime que toute forme de travail salarié, dans le cadre de l'économie de marché actuelle, est traversée structurellement par des rapports d'exploitation, pourquoi accorder un statut spécifique, de "super exploitation", à la GPA (la prostitution, la pornographie, etc...)? N'est-ce pas déguiser sous les allures d'une critique politique "objective" une conviction morale subjective, au risque de combattre un symptôme de l'exploitation de classe plutôt que ses causes? 

Et si on se situe dans une optique libérale, et qu'on estime que le travail salarié "ordinaire", qui en d'autres temps ou pays a pu prendre la forme d'une exploitation à la limite de l'inhumain, voire de l'esclavage pur et simple, est arrivé dans notre pays à un point d'équilibre sinon absolument satisfaisant, du moins très vivable, pourquoi refuser par principe la possibilité d'un tel point d'équilibre pour la GPA? Si on a confiance en la loi pour l'interdire, je n'arrive pas à comprendre pourquoi on n'aurait pas confiance en celle-ci pour en réguler l'application, pourquoi ce serait tout ou rien. Le problème ne serait pas tant la marchandisation de l'humain contre son gré, que la marchandisation contrainte (certes, dans certains cas, en matière de prostitution par exemple, il peut sembler techniquement difficile de toujours distinguer entre les situations contraintes et celles volontaires, et je peux entendre, je n'en sais rien, qu'on puisse argumenter au nom de la prudence, y compris dans le domaine de l'action policière et juridique, mais ça ne justifie pas à mes yeux d'identifier purement et simplement, par principe, exploitation et prostitution et exploitation, alors qu'il existe une prostitution volontaire, et même des prostituées volontaires et militantes féministes, qu'on silencie de fait sur leur propre vie).



Je ne suis pas juriste, et beaucoup de questions m'échappent, mais sur le peu que j'ai lu ou entendu, j'ai l'impression que l'enjeu véritable réside moins dans ces risques d'exploitation qu'une certaine conception du droit, qui l'aligne sur une certaine lecture morale des relations sociales et sur une certaine conception de l'homme.

Avec pour conséquence paradoxale qu'au nom de leur liberté, et contre le risque qu'elles soient exploitées et aliénées à elles-mêmes, on va interdire à des personnes de se conduire comme elles l'entendent, on va les déposséder a priori de leur discernement propre, et ... les aliéner à elles-mêmes.

C'est vrai pour beaucoup de débats contemporains. De manière à mon avis imbécile, Jean-Paul Brighelli a écrit dans une tribune publiée hier par Le Point, à propos des étudiantes voilées: "Et la véhémence de ces jeunes filles à affirmer leur "liberté" est le signe même de leur aliénation." Personnellement, je me réjouis de voir ces étudiantes avoir aussi la liberté de poursuivre des études supérieures. Et leur interdire le voile me parait doublement problématique. Soit en effet son port leur est imposé, et ce qui risque de se passer, c'est que ceux qui leur impose ne les laisseront plus s'inscrire à l'Université. En prétendant combattre une oppression, on en aura créé une autre. Soit elles portent le voile de leur plein gré, en toute liberté morale, et il y a un paradoxe considérable, pour ne pas dire un paternalisme absolument puant, à prétendre limiter leur liberté au nom d'une liberté supposément meilleure qu'on aura choisi à leur place. D'autant qu'il existe un mouvement croissant de femmes voilées qui tentent de resignifier le port du voile dans une perspective féministe, contre l'oppression patriarcale traditionnelle, en Occident comme dans les pays arabes, et contre le racisme postcolonial qui se dissimuler souvent derrière le discours intégrationniste.



Autre exemple de dérives liées au "devoir envers soi-même": la manière répugnante et abjecte dont certaines personnes se croient en droit, parfois très explicitement et démonstrativement, de mépriser les gens en surpoids, ou les alcooliques, au motif qu'ils "ne se respectent pas eux-mêmes". D'une part, qu'en savent-elles? D'autre part, c'est souvent oublier fort commodément de faire la part de phénomènes d'addiction qui sortent du cadre moral, pour écraser les personnes au nom d'un modèle de réussite personnelle qui n'est pas nécessairement le leur, mais qui valide implicitement et a contrario les choix de vie du "juge", une démarche somme toute pas nécessairement morale.

En fait, le problème principal du "devoir de ne pas se nuire soi-même", c'est qu'il est souvent instrumentalisé pour déroger au "devoir de ne pas nuire aux autres", ce que John Stuart Mill appelle "la police morale" et Ruwen Ogien "le paternalisme". Or, même si l'on adopte une perspective éthique maximaliste, il parait clair que ces deux devoirs ne sont pas équivalent, et que le second l'emporte moralement sur le premier, qu'ils sont "asymétriques" (exemple simple: on peut aisément convenir de la moralité de l'acte de se sacrifier pour autrui. Il apparaît beaucoup plus difficile d'approuver celui de sacrifier les autres pour soi-même).

Un autres problème de ce devoir, c'est qu'il n'est jamais vraiment envers nous-mêmes. En effet, derrière "nous-mêmes" se cachent souvent des principes abstraits, censés garantir la morale dans son ensemble, la fonder: la Dignité, la Liberté, la Nature, la Raison, l'Altérité, la Nation, Dieu (si on tient absolument à l'identifier à un principe moral)... Il ne s'agit au fond pas tant de notre volonté propre, et de ce qui est bon concrètement, de manière perceptible, pour nous, mais d'enjeux censés transcender ces considérations individuelles.

On peut s'interroger sur la légitimité de cette démarche de vouloir "fonder" à tout prix la morale. Par exemple, les catholiques qui défendent la notion de "loi naturelle" reconnaissent parfois qu'elle a quelques inconvénients, mais pour rétorquer immédiatement qu'elle est indispensable, parce que sans elle, on ne peut penser la disposition innée des hommes à poser des choix moraux, parce qu'on ne peut pas "fonder la moral", et que cela implique toutes sortes de conséquences plus ou moins catastrophiques: l'hédonisme, le relativisme moral, la barbarie, le "totalitarisme", etc.

Je ne pense pas que les choses fonctionnent vraiment comme ça. Cela fait longtemps que je ne le pense plus, et la lecture de Ruwen Ogien cette semaine, qui récuse aussi cette démarche "fondationnaliste", m'a conforté dans mon point de vue. En effet, on constate tous les jours que le pluralisme des conceptions morales n'empêche pas de se retrouver sur un certain nombre d'intuitions: qu'on soit arétiste, déontologiste ou conséquentialistes, chrétien, musulman, bouddhiste ou athée, qu'on croit que les dispositions morales dépendent du contexte du moment, du caractère de la personne, ou de principes profondément ancrés en chacun de nous, on valorise au quotidien des pratiques de compassion, de révulsion par rapport à certains crimes ou comportement, d'honnêteté, souvent assez comparables, à une époque et dans une société donnée. Ce qui ne suffit pas à démontrer des principes universels: on constate que des choses qui étaient considérées immorales autrefois (l'homosexualité, la masturbation, le mariage entre personnes de race différente, le pluralisme religieux) sont beaucoup mieux acceptées, et que des choses autrefois permises (le racisme, certaines violences familiales...) ne le sont plus. Et cela n'empêche pas non plus un certain nombre d'écarts et de malentendus, dans les théories morales des uns et des autres, voire dans les intuitions. Mais pourquoi vouloir surmonter ce pluralisme, plutôt que de considérer que la coexistence de plusieurs théories, en concurrence certes, qui se corrigent et se mettent perspectives les unes les autres, peut être une opportunité, et un moyen d'affiner et de faire progresser les intuitions morales communes? 

"Mais pourquoi faudrait-il chercher à "fonder la morale"? Pourquoi faudrait-il penser qu'on devrait faire plus, ou qu'on pourrait faire plus, qu'essayer d'améliorer un peu nos croyances morales par la critique philosophique, en éliminant les plus absurdes et les plus chargées de préjugés?" (Ruwen Ogien, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Grasset, 2011)
Je n'y connais rien, mais dans les sciences "exactes", cette coexistence de théories parfois contradictoires (ainsi, j'ai cru comprendre que la théorie de la relativité et celle quantique étaient toutes deux indispensables à la science actuelle, et pourtant s'excluaient mutuellement) n'empêche pas d'obtenir des résultats, et beaucoup de résultats. J'avais d'ailleurs tenté, dans un précédent billet, une analogie comparable, entre la puissance explicative des théories scientifiques, et une puissance inclusive (le maximum de vies rendues vivables) que j'appelai de mes voeux dans les théories morales. Et dans un autre billet, plus récent, j'ai tenté de valoriser le rôle moral de l'empathie, non pas comme "principe", comme certains ont semblé le penser, mais comme organe sensoriel (l'enjeu étant pour moi de me distancer de certaines éthiques minimalistes, par exemple libertariennes, qui réfutent même le caractère moral de l'assistance à des personnes en danger. Mais ce sont des problèmes auxquels je réfléchis depuis trop peu de temps, et que je dois encore beaucoup développer et approfondir).

Au passage, on reproche parfois à l'éthique minimaliste de Ruwen Ogien d'exclure implicitement de ce pluralisme éthique les morales maximalistes. Il me semble que la règle commune "minimale" de ne pas nuire à autrui suffit à résoudre en grande partie cette difficulté: sont exclues les morales qui contraignent autrui contre son gré, et donc lui nuisent (au hasard et presque sans arrière-pensée: des morales qui condamneraient les actes homosexuels au prétexte qu'ils "dénatureraient" la vocation profonde de la personne homosexuelle, et appelleraient à restreindre les droits de celle-ci "pour son propre bien". Il est possible que de telles morales existent: on trouve vraiment n'importe quoi, en ces temps décadents de relativisme moral ;-) .)

Autre difficulté: Ogien se situe dans une perspective laïque, où le thème de la relation à Dieu est méthodologiquement exclue de la réflexion morale. Moi, je suis chrétien, et je ne peux pas ne pas aborder ce thème. Et c'est peu dire que de rappeler que l'éthique minimaliste n'enthousiasme guère les théologiens catholiques:

 "Le sujet moral s’identifie aux besoins et aux intérêts immédiats de l’individu, et même comme certains éthiciens le prétendent un tel sujet n’a d’ailleurs aucun devoir envers lui- -même. Il doit jouir de soi, valoriser ses tendances, surtout ne pas les plier à des règles contraires à leur élan. Mais s’agit-il encore d’un sujet moral? N’avons-nous pas à faire plutôt à un sujet d’avant le sujet, à un individu centré sur le souci de soi et de la satisfaction de ses intérêts, évitant tout au plus de “ne pas nuire à autrui”, selon la formule à vrai dire assez vague de John Stuart Mill qui frise l’indifférence aux situations d’autrui, et donc à son sort. Degré zéro du sujet par conséquent, si l’on soutient l’idée qu’un sujet n’est digne de ce nom que s’il assume ses actes devant les autres et que s’il se veut aussi responsable de la relation avec autrui, en assumant par conséquent la haute charge éthique et politique." (Paul Valadier s.j., "Le sujet moral ébranlé").


Pour ma part, je ne crois pas que l'option éthique minimaliste induise nécessairement  "l'indifférence aux situations d'autrui" et "l'individu centré sur soi et sur la satisfaction de ses intérêts". Ces approches, disons maximalistes, de l'éthique minimaliste existent certes. J'aurais plutôt une approche, disons minimaliste, de l'éthique minimaliste, qui reste centrée sur le souci d'autrui ("l'empathie" dans mes précédents billets), mais qui valorise, plus à mon avis que les éthiques maximalistes, souvent intrusives et phagocytes, l'inviolabilité du discernement personnel d'autrui, tant qu'il n'est susceptible de ne nuire qu'à lui-même (pas toujours aisé à déterminer dans certains cas, je le reconnais).

Pour revenir à l'aspect proprement chrétien du problème, il est certes incontournable de raccorder cette éthique minimaliste à la relation personnelle à Dieu, et à la responsabilité du pécheur envers Lui. Responsabilité qu'on identifie traditionnellement à ce devoir moral envers soi-même (ainsi, la convergence des interdits moraux et religieux du suicide, de la masturbation, de la pornographie, de la prostitution...), avec pour conséquence de ramener finalement Dieu à une sorte de principe moral universel. Il me semble pour ma part, de même qu'on sépare usuellement la catégorie spirituelle du péché (envers Dieu) de celle morale de la faute (envers autrui), qu'il serait très souhaitable de distinguer au maximum la question spirituelle du discernement individuel de notre vocation et de notre relation à Dieu, de celle philosophique de la définition et du contenu normatif de la morale commune, en gardant bien sûr à l'esprit cet impératif minimal de ne pas nuire à autrui. En effet et comme je l'écrivais dans un billet précédent, Dieu ne veut pas toujours pour les uns ce qu'il veut pour les autres, parfois il me demande le contraire de ce qu'il demande à autrui, et comme certains prophètes et martyrs devraient pouvoir le confirmer, cela passe parfois par des expériences très dégradantes humainement. L'unicité et la singularité inaliénable de chaque vie, et de chaque discernement individuel, est à mon avis la limite dirimante de toute morale maximaliste: comment poser des normes au devoir envers soi-même, alors que toutes les vies, dans leur richesse et leur originalité et leurs paradoxes, n'ont pas été encore vécues? L'une des fonctions de la morale est de penser des règles ou des principes de conduite universalisables. Je ne crois pas qu'on puisse définir rationnellement des normes universalisables dans la relation à Dieu, qui déborde toujours des principes communément admis à une époque, et ne cesse de les surprendre et les déplacer.



Pour conclure quand même par quelques mots sur la GPA, je n'ai pas du tout suffisamment suivi la question pour avoir une opinion ferme. Peut-être (ou peut-être pas), que sa légalisation conduirait à violer la règle minimale "ne pas nuire à autrui. Ou à l'inverse que c'est (ou non) son interdiction qui aboutit à ce résultat. Je n'en sais rien. Par contre, en cohérence avec ce qui précède, je refuse les argumentaires du genre "on ne fait pas ce qu'on veut de son corps" ou qui se revendiquent d'une source unique de la morale, sur laquelle le droit et les institutions devraient s'aligner. Je dois dire également que je revendique pour ma part une conception positiviste du droit, qui s'adapte aux évolutions sociales et morales, plutôt qu'une conception jusnaturaliste, qui aligne son élaboration sur un certain nombre de principes moraux/éthiques supposés intangibles. Pour moi, on ne connait pas les principes de la morale: on doit les redécouvrir constamment. Ce qui ne dispense pas de les chercher éventuellement, mais sans croire les avoir déjà trouvés et pour toujours.

Et par pitié, cessons de brandir à tout va ce concept de "marchandisation de l'humain" qui est incohérent sur le plan de la critique économique et politique, et ambigu sur celui de la morale, et qui a finalement moins pour effet d'éclairer le débat que d'entretenir une "panique morale", suivant là encore le mot de Ruwen Ogien. D'être en somme un épouvantail.