dimanche 13 décembre 2015

Pourquoi j'ai beaucoup moins peur du satanisme que de la peur du satanisme.



Ce billet ne porte pas sur le mal effectivement à l'oeuvre dans l'actualité, sur lequel je suis bien incapable d'apporter des éclairages utiles, mais sur une certaine conception présente dans l'enseignement de l'Eglise d'une part, et, surtout, dans l'esprit de beaucoup de catholiques d'autre part, et qui a trait à la croyance en l'existence du diable et aux phénomènes de possession, ainsi qu'au regard porté sur les personnes et les organisations qui se réclament aujourd'hui du satanisme.

La motivation immédiate de billet est de répondre à certaines réactions, notamment sur Twitter à mon précédent billet sur Inner Light, qui portait sur le Temple Satanique, et à des extraits que j'ai diffusés du livre The Invention of Satanism (que j'ai fini de lire et dont je prépare un résumé détaillé sur Inner Light).

1) Mon rapport personnel au satanisme:

Une motivation plus lointaine, mais aussi plus viscérale, tient à mon histoire personnelle. J'ai d'assez mauvais souvenirs de ma scolarité dans un établissement privé catholique sous contrat, pour différentes raisons, mais dont certaines ne sont pas étrangères à son caractère confessionnel, et à sa manière de le mettre en oeuvre. J'ai commencé à écouter du metal à la fin de la seconde, pour des raisons essentiellement musicales et amicales. Par contre, à l'issue de la terminale, fin 1995, j'avais accumulé un profond ras-le-bol vis-à-vis du milieu catholique tel que je l'avais connu au collège et au lycée, et vis à vis de l'Eglise en tant qu'institution. Et quand je me suis mis à m'intéresser au black metal, c'est principalement en raison de sa coloration "satanique". J'ai acheté mon premier numéro de Metallian parce que sa couverture, et les noms des groupes qui y étaient cités, renvoyaient aussi  à cet univers "diabolique". Le CD promotionnel de 25 titres avait certes accroché aussi mon regard, mais à l'époque, je n'avais jamais écouté de black, et une mauvaise expérience avec un album de death un an avant (sur le coup, le chant guttural m'avait rebuté) m'inspirait plutôt une forte prévention, sur le plan musical, même si les premiers morceaux m'ont fait changer d'avis quasi instantanément. Il reste que la première chose que j'allais regarder, lorsqu'un nouveau numéro de Metallian sortait, à l'époque tous les trois mois, c'était les interviews des groupes les plus manifestement satanistes, dans l'espoir de les voir détailler leurs croyances et m'informer (par contre le néo-paganisme m'ennuyait). A l'époque, si j'avais eu internet et si j'avais su comment devenir sataniste, je le serais sans doute devenu.

Trois ans plus tard, je lisais Enquête sur le Satanisme de Massimo Introvigne, qui a beaucoup fait pour démystifier à mes yeux le satanisme organisé, et dissoudre la dimension merveilleuse et fascinante qu'il avait encore un peu pour moi.  Le satanisme théiste (celui qui affirme l'existence réelle de Satan, souvent selon une conception assez éloignée de celle chrétienne: pour moi, à l'époque, le Temple de Set et la Confrérie de la Flèche d'Or) m'inspirait encore une vague curiosité, mais je rejetais complètement le satanisme athée d'Anton LaVey et de l'Eglise de Satan post-"schisme" de 1975. Lorsqu'un an plus tard j'ai eu accès à internet et ai pu en profiter pour consulter des sites satanistes, et les parfois nombreux textes qui y étaient disponibles gratuitement, j'étais tellement peu convaincu que ma mon reste de fascination eut vite fait de se dissiper.Mais à l'époque, je revenais lentement à la foi chrétienne, via notamment la lecture de Kierkegaard, de Boehme ou de Berdiaev.



De la première période de fascination, je garde une forme de compréhension, voire d'empathie, pour certains des types d'état d'esprit et de parcours qui peuvent conduire tel ou tel à se dire sataniste. De la seconde, je retiens une approche démystifiée et consciente de la diversité, du caractère souvent groupusculaire, et du contenu doctrinal, souvent (pas toujours) beaucoup moins sulfureux et inquiétant qu'on l'imagine, du satanisme organisé, qui a eu pour double conséquence que je me méfie profondément du statut d'épouvantail qui lui est conféré par beaucoup d'observateurs chrétiens, et que je préfère approcher les discours et les actes de satanistes au cas par cas plutôt que de les combattre en bloc.


2) Satanisme, possession et existence du Diable:

Un tropisme chrétien m'énerve encore plus que les autres, parce qu'il a la double propriété d'esquiver l'examen factuel des organisations satanistes telles qu'elles existent, et de reposer sur des associations d'idées qui me paraissent parfaitement arbitraires et gratuites. Il s'agit du lien très souvent établi entre satanisme et phénomènes de possession.

Même si l'activité d'un certain nombre d'organisations satanistes apparaît de l'extérieur assez peu redoutable, elle serait tout de même très dangereuse parce qu'elle attirerait sur leurs membres l'attention de forces qu'il vaudrait mieux ne pas réveiller. Et de faire le lien avec les phénomènes de possessions démoniaques et les phénomènes d'apparence extraordinaire décrits par certains catholiques, et notamment par des exorcistes.

C'est en substance la position du père jésuite James Martin, face aux provocations pourtant assez potaches et aux principes inhabituellement (pour des satanistes) consensuels du Satanic Temple:

"These people have no clue what kind of forces they are dealing with. In my life as a Jesuit priest, and especially as a spiritual director, I have seen people struggling with real-life evil. In the Spiritual Exercises, his classic manual on prayer, St. Ignatius Loyola, the founder of the Jesuits, calls this force either the “evil spirit” or “the enemy of human nature.” Sophisticated readers may smile at this, but this is a real force, as real as the force that draws one to God. Moreover, there is a certain identifiable sameness about the way that the “enemy” works in people’s lives. I have seen this. And, after all, Ignatius’s comments reflect not only his own experience in prayer, but also his experience in helping others in the spiritual life. He was even able to describe some of the ways that the evil spirit works, and this also jibes with my experience: like a spoiled child (wanting to get his way); like a “false lover” (wanting us not to reveal our selfish motivations and plans); and like an “army commander” (attacking us at our weakest point). Pope Francis has also spoken frequently about the presence of evil in the world and of Satan. Again, some may laugh or roll their eyes, but the pope is, again, speaking about something that is not only part of Christian belief, but quite well known among spiritual directors.
In other words, I’m describing not only my belief, but my experience. Evil is real. How Satan fits into this, I’m not exactly sure, but I believe that a personified force is somehow behind this. There is a certain “intelligence,” if you will, and a sameness, as St. Ignatius identified. As C.S. Lewis said about Satan, “I’m not particular about the horns and hooves, but yes I believe.” Me too.
So while the Satanic Temple may smile at their victory, and the mainstream media might chuckle at the “Gotcha” moment vis-à-vis other religious groups (If the Ten Commandments, then why not Satan?) my fear is directed in another place. I recall all those stories I read and heard about Satan, and I think: You have no idea what you’re dealing with.
You are playing with fire."
Non seulement ce texte me donne envie de pulvériser ma table avec ma tête, mais il me semble qu'on peut assez facilement retourner à l'envoyeur le compliment final.

Comme la plupart des interprétations chrétiennes du satanisme, il me parait connecter de manière arbitraire des phénomènes disparates, dans une espèce de flou où ils sont censés prouver la dangerosité de ce dernier, alors même que leur mise en relation n'a de sens que si celle-ci est présumée d'entrée de jeu.

Qu'il y ait indiscutablement du mal dans le monde n'implique pas, pour commencer, qu'il y ait un Mal personnifié. J'entends cependant l'argument suivant lequel l'affirmation de l'existence personnelle du Diable permet de décharger l'homme de la responsabilité de l'existence du mal, même si je pense qu'en pratique, elle mène souvent à des résultats complètement contraires (j'y reviendrai). J'entends également le témoignage d'Ignace de Loyola, d'autant plus que les Exercices Spirituels ont occupé une place importante dans ma vie spirituelle. Je suis d'ailleurs membre de CVX depuis 2009. Il reste que les passages sur le "mauvais esprit" m'ont toujours semblé être l'un des aspects les plus faibles de son oeuvre. Le constat que plusieurs forces ou pulsions coexistent et s'affrontent quotidiennement en nous n'entraîne pas que certaines soient des personnes. J'entends enfin que l'Eglise considère l'existence du Diable comme faisant partie de la "foi révélée", puisque de nombreux passages des deux testaments, ainsi que des témoignages de saints, font référence à des démons et des cas de possession. Il me semble que ces références, et encore plus l'interprétation unificatrice qui en conclut à l'existence personnelle de Satan, ont une histoire, et qu'elles ne signifient pas toujours la même chose suivant les textes, mais passons. Jouons au bon chrétien et admettons pour le reste de ce billet que le Diable existe.

Même si le Diable existe, cela n'implique pas que les phénomènes d'apparence extraordinaire interprétés par les chrétiens comme des signes du démon soient réellement d'origine surnaturelle. Entendons nous bien. On me dit que des personnes très dignes de foi, très intelligentes et cultivées, très prudentes, témoignent de tels phénomènes. Je suis d'autant mieux disposé à le croire que j'en connais moi-même plusieurs. J'en ai même défendu une sur Inner Light en 2011. Cela dit, l'expérience montre qu'on trouve des personnes très bien et très compétentes qui adhèrent à absolument toutes sortes d'idées ou d'analyses, si tant est que celles-ci s'intègrent dans leur vision du monde et leurs principes de pensées ou ne s'y opposent pas, quand bien même elles ne seraient pas démontrées ni même probables. Et je considère comme un principe élémentaire de la pensée de ne jamais recevoir comme une preuve la parole, même de personnes dont la bonne foi et la lucidité sont au dessus de tout soupçon, sans s'être assuré au préalable que l'interprétation qu'elles donnent ou suggèrent n'est pas contredite par une autre interprétation aussi ou davantage vraisemblable, ou utile, ou féconde. Qu'elles aient effectivement constaté un événement qui mérite qu'on s'y attarde est une chose, que je suis tout à fait disposer à admettre. Que l'accueil bienveillant et ouvert de ce constat implique la validation des présupposés métaphysiques, moraux, religieux, qui sous-tendent l'interprétation suggérée, aussi improbable ou risquée qu'elle puisse paraître, voilà quelque chose de très différent, que je suis pour ma part très peu disposé à accorder. Que par exemple une personne qui connait très bien certains courants de pensée de l'occultisme soit à la fois encline à y relier telle expérience insolite qu'elle a vécue, et suffisamment armée pour donner un cadre cohérent à cette interprétation, ne me dissuade nullement de chercher d'autres explications, peut-être moins séduisantes, mais tout aussi cohérente et plus vraisemblables. Ou alors, si nous devons nous ouvrir intellectuellement, tirons-en toutes les conséquences. Des personnes très bien sous tout rapport, très cultivées (et j'en ai rencontrées aussi) trouvent des raisons de croire, non seulement aux récits de possessions, mais également à l'astrologie, l'ufologie, l'alchimie et tous les courants de l'ésotérisme et de la parapsychologie, qui ne me paraissent ni plus défendables, ni plus indéfendables, que les récits de possession démoniaque. Pour justifier la lutte contre le "relativisme moral", tellement prisée par certains exorcistes et dénonciateurs chrétiens du satanisme, consolidons donc le relativisme intellectuel et scientifique. Franchement, pourquoi pas? Mais autant être clair et cohérent jusqu'au bout.

Admettons cependant le caractère surnaturel de tels phénomènes. Il apparaît tout à fait gratuit d'y lire une quelconque origine diabolique. Un prêtre que j'ai beaucoup fréquenté à une époque, très mesuré, qui n'a rien d'un menteur ni d'un exalté, me racontait, dans le cadre d'une discussion sur les exorcistes, qu'il avait vu, en Afrique, une personne vomir des clous ou quelque chose de ce genre (je ne me souviens plus des détails). Je crois profondément, sincèrement, en sa bonne foi. Et j'admets que ce récit est très étrange, et fait même un peu peur. Pour autant, j'ai vraiment beaucoup de mal à voir en quoi il démontre de quelque façon que ce soit l'existence des démons ou du diable, même en lui reconnaissant, ce que je vais faire pour les besoins, uniquement, de ce billet, un caractère surnaturel. Vomir des clous, c'est bizarre, c'est sûr, et sans doute très mauvais pour la santé. En quoi est-ce que cela favorise les plans du Mal, plus par exemple qu'un cancer ou un accident d'autoroute? Le surnaturel ne prouve pas davantage l'existence d'un mal personnifié que la nature. On peut très bien imaginer un mal surnaturel aussi impersonnel et aléatoire que celui observable dans la nature: des accidents de la surnature, en quelque sorte. Pour voir dans les phénomènes surnaturels une preuve de l'existence personnelle du diable, il faut dédoubler la définition du mal d'une manière qui est extrêmement problématique, mais j'y reviendrai plus bas.

Mais supposons qu'il existe, de manière observable, des phénomènes surnaturels d'origine diabolique. Le lien privilégié que tant de chrétiens, dont le père James Martin, s'accordent à leur trouver avec le satanisme organisé, apparaissent tout à fait gratuits et arbitraires. Un article publié en janvier 2013 sur le site catholique Aleteia affirme que "bon nombre de personnes qui souffrent d’une possession diabolique ont déjà accompli des rites nécromantiques ou sataniques". J'aurais d'autant plus aimé que cette affirmation s'appuie sur des données précises et vérifiables, que les témoignages de possession semblent émaner beaucoup plus souvent de chrétiens que de satanistes. En fait, s'il est vrai que le satanisme théiste tend, ces dernières années, à se consolider, il s'apparente plus à une forme de néo-paganisme qu'à la conception chrétienne qui sous-tend les cas de possessions, et la plupart des satanistes ne croient pas à la conception du diable et des démons véhiculée par cette dernière, comme le montre une série d'enquêtes universitaires menées auprès d'échantillons représentatifs de satanistes par James R. Lewis, professeur d'études religieuse à l'université de Tromso en Norvège, respectivement en 2001 ("satanic survey" SS-1), 2009 (SS-2) et 2011 (SS-3):

(source: The Invention of Satanism, Dyrendal, Lewis, Petersen, 2015, ed. Oxford University Press, Ch. 8).

Je doute que les satanistes et les exorcistes se fréquentent beaucoup, et je pense qu'une bonne partie de l'expérience de terrain des seconds, qui alimente le discours de l'Eglise sur le Diable, provient de rencontres avec des "possédés" foncièrement croyants (l'exorciste du diocèse de Savoie accueillerait des personnes de "toutes religions", mais pas satanistes, qui sembleraient davantage craindre un envoûtement par une personne extérieure que les conséquences de pratiques satanistes personnelles. Selon un exorciste américain en 2000, la majorité des personnes venant voir un prêtre pour un exorcisme sont catholiques). Comment prétendre que les satanistes sont une population particulièrement exposée à la possession démoniaque alors que la plupart des cas cités ne sont pas satanistes? En ce sens, les "rites" évoqués manifestent moins à mes yeux, sauf preuve à venir du contraire, une relation entre satanisme et possession, que la culpabilité ou l'angoisse, voire l'auto-persuasion, de personnes religieuses ou superstitieuses (je ne confonds pas ces deux termes) qui recherchent auprès de l'exorciste la validation d'un diagnostic qu'elles ont elles-mêmes posé d'emblée, après peut-être un ou deux écarts de conduite par rapport à leur éthique personnelle. En tout cas, toutes les fois que j'ai lu des témoignages d'exorcistes, ce qu'ils disait du satanisme oscillait entre caricatures vagues, erreurs factuelles  et délires diffamatoires. Pour m'en tenir aux données observables que j'ai pu réunir en fréquentant de manière parallèle des sites chrétiens et des sites satanistes, les préoccupations des premiers sur les risques de possessions démoniaques semblent très éloignées des expériences mentionnées par les seconds (sans aller jusqu'à dire que tout ce qui y est discuté parait très sain ou équilibré), a fortiori dans des organisations rationalistes et sceptiques comme le Temple Satanique, mis en cause explicitement par le père Martin. Enfin, j'imagine que si le Diable existe, il connait son boulot et est suffisamment subtil pour ne pas s'en prendre prioritairement aux personnes étiquetées "satanistes" (ça en ferait un "Prince des Mensonges" étonnamment franc et transparent). La relation posée entre culte sataniste et possession apparaît comme une construction rétrospective, destinée aussi bien à prouver la validité des diagnostics de possession des exorcistes par l'existence de cultes satanistes officiels (qui, la plupart du temps, n'adorent pas le diable au sens donné par l'Eglise catholique), que la nocivité de ceux-ci par les premiers, sans qu'aucun lien factuel convainquant ne soit pour autant établi. Il s'agit à mes yeux d'une pure interprétation idéologique.

Quand bien même ce lien entre satanisme organisé et possessions démoniaques serait avéré, il n'en résulterait pas qu'il serait universel et nécessaire. Un examen, même superficiel, des organisations satanistes existantes, montre la grande diversité de leurs croyances et de leurs pratiques. Comment croire que des causes différentes aboutiraient systématiquement aux mêmes effets? Même en admettant, ce que je refuse de faire en l'état, que des organisations sataniques soient de manière indiscutable en relation avec un Mal personnifié, on ne pourrait en déduire que c'est le cas pour toutes. La nécessité demeure d'un examen au cas par cas, et lorsque par exemple une organisation sataniste prône la justice sociale et la compassion, et tente de venir en aide aux populations discriminées, comme c'est le cas du Temple Satanique, évacuer ce genre de paradoxes apparents d'un revers de main, et se borner à rappeler des positions de principe générales sur le satanisme, est tout à fait insatisfaisant, intellectuellement et moralement.

Enfin, même si on allait jusqu'à soutenir, au delà des positions du père Martin, l'idée que toute organisation sataniste, et tout individu membre de l'une d'elle, non seulement en spécialement en danger sur le plan spirituel, mais de plus est maléfique, il resterait que nul n'est totalement mauvais, de même que nul n'est totalement bon, et que le péché et la grâce s'entremêlent dans la vie et l'âme de chaque sataniste au même titre que dans celle de chaque chrétien. Il resterait donc nécessaire d'aborder leurs actes et leurs propos au cas par cas, par delà les grandes positions de principes.

On voit donc que les préventions chrétiennes usuelles contre le satanisme organisé et les satanistes présupposent un grand nombre d'affirmations qui non seulement sont toutes très incertaines individuellement, mais dont les relations mutuelles sont loin d'être manifestes. En fait, ce qui unifie cette nébuleuse d'hypothèses semblent être la peur et l'imagination, qui les relient par cette même idée de ce que serait la vérité cachée du satanisme, et qu'elles sont cependant censées prouver. on aboutit donc à une parfaite circularité de la lecture chrétienne du le satanisme, la preuve présupposant ce qu'elle prouve pour fonctionner.

Encore pourrait-on faire l'économie, à titre méthodologique, de toutes ces difficultés, si véritablement, s'y arrêter reviendrait à "jouer avec le feu", pour reprendre l'expression du père Martin, s'il y avait plus à perdre, socialement, moralement et spirituellement, à rester sceptique qu'à croire a priori à cette dimension surnaturelle du satanisme. Mais éviter de jouer avec le feu, est-ce asservir son jugement aux "peut-être", aux "on ne sait jamais", aux "pourquoi pas?", aux "il n'y a pas de fumée sans feu", à la spéculation doctrinale à vide, ou examiner l'histoire telle qu'elle nous est accessible pour y repérer des voies sans issues ou au contraire des nuances qui échappent aux grands principes ou les déplacent suivant des perspectives nouvelles? Pour tout dire, j'ai beaucoup de mal à concevoir les dangers évoqués par le père Martin sans faire appel à la fiction, et je vois dans certains de ses présupposés, qu'il n'interroge nullement, des problèmes anciens, dont l'Histoire passée a manifesté à plusieurs reprises le caractère ô combien néfaste.

3) Les difficultés morales et théologiques de la position chrétienne sur le satanisme:

Sur le principe, ce qui m'est le moins compréhensible dans la doctrine chrétienne sur l'existence réelle du Diable, le satanisme, la possession démoniaque, etc. est la manière dont elle conduit à scinder le jugement sur le bien et le mal en deux. Il me semble que loin d'éclairer le "mystère du mal", pour parler en langage catho, elle conduit à le dédoubler et à l'obscurcir.

Passons par un cas concret. Celui d'une mère de famille dont le fils, homosexuel, s'est suicidé parce qu'il ne supportait plus la condamnation sociale de son homosexualité, et que le chagrin, et la rancoeur contre les positions homophobes des grandes religions traditionnelles, ont amenée à intégrer le Temple Satanique:



Cette mère de famille, au travers du décès de son fils, est victime d'actions objectivement mauvaises (le harcèlement, la discrimination, l'insulte) auxquelles se livrent chaque années de nombreux chrétiens (même si l'Eglise catholique, indépendamment de son discours très critiquable sur l'homosexualité, condamne de telles actions), et qui ruinent chaque année la vie de très nombreuses personnes. Je ne soupçonne aucunement le père Martin de minimiser ou d'ignorer la gravité de tels actes, lui qui s'est beaucoup plus investi que moi, et de manière beaucoup plus exposée, pour les combattre. Mais ni lui ni moi ni, à ma connaissance, personne dans l'Eglise, ne parle spontanément du diable, des démons, du "mauvais esprit" d'Ignace, du feu obscur avec le quel on jour, pour mettre en garde contre le harcèlement, la discrimination, même le meurtre homophobe. On dira plutôt que des êtres humains ont fait du mal, parfois de manière irréparable, à d'autres êtres humains, et que cela est bien suffisant pour les condamner.

Par contre, une mère qui est clairement la victime de telles actions, qui est même la victime, pour aller plus loin, de certaines structures de péché du christianisme, parce qu'elle ale malheur de gérer son chagrin, et sa révolte contre celles-ci, de rejoindre le Temple Satanique, une organisation qui se décrit comme sataniste mais qui a un discours fondé sur la solidarité et la justice sociale auquel n'importe quelle organisation de gauche pourrait souscrire (et même un certain nombre de droite), "joue avec le feu", ne "sait pas à quelles forces elle a affaire", méconnaît l'existence du "mal", alors que c'est au contraire parce qu'elle en a fait l'expérience directe qu'elle en ait arrivé là pour commencer.

J'entends que le mal dont il est question ici est celui d'entités surnaturelles, et non d'êtres humains. u'il ne s'agit pas nécessairement d'affirmer que les satanistes commettent eux-même le mal, mais qu'ils attirent sur eux l'attention de créatures mauvaises. Qu'il y a un mal humain et un mal surnaturel. C'est justement là que j'ai un gros problème. Je ne comprends ni la nécessité théologique et morale de cette notion de mal surnaturel, ni son évidence. D'une part, il semble que ceux qui en défendent l'existence se fondent essentiellement sur des ressentis et une poignée d'expériences bizarres, sans aucun lien manifeste avec l'existence d'un Mal personnifié, encore moins avec le satanisme, si ce n'est la conviction individuelle des personnes qui sont exposées à ces phénomènes. D'autre part, elle introduit une ambiguïté considérable dans le jugement moral, et encore plus largement dans les rapports des églises chrétiennes à la société contemporaine. Puisque l'on a finalement affaire à deux "mal" qui ne se recoupent pas, et sont clairement de nature différente. D'une part, un mal humain, celui des personnes méchantes, des criminels, des manipulateurs, des corrompus, des voleurs, et de tous ceux qui sont animés par la haine ou l'avidité, qui appelle une condamnation morale, et éventuellement le pardon, mais que même les chrétiens relient de nos jours rarement à la figure du Diable, à part les plus traditionalistes. D'autre part un mal surnaturel dont la plupart des gens ont une idée vague et indirecte, mais qui semble avoir la fâcheuse habitude d'être attiré par les personnes qui ont des centres d'intérêt ou des opinions avec le mot "Satan" dedans, quelque soit le contenu réel de ces derniers, ou la nature de leurs actes et de la vie qu'elles mènent. Satan se moque comme de son premier T-shirt de Mayhem des terroristes et des mafieux et des trafiquants de drogue, mais le jeune adulte qui lit LaVey dans son coin, ou l'organisation de gauchistes qui trolle la droite religieuse avec sa figure, ça, ça l'intéresse. Satan est une attention whore. Plus sérieusement, je ne vois pas ce qu'apporte cette figure du diable de plus que la notion de péché, et j'y vois beaucoup d'obscurités et d'inconvénients.

Ou alors, comme certains, on voit des complots satanistes derrière chaque organisation criminelle ou extrémiste, ou derrière chaque homme politique ou d'affaire controversé. Ceux de mes lecteurs qui ont conservé des liens un peu solides avec le monde réel peuvent réaliser par eux-mêmes, je pense, à quel point ce genre d'attitudes est source de confusion et de "perte de repères", si je puis oser, une fois n'est pas coutume, ces termes galvaudés. J'y reviendrai d'ailleurs plus bas.


Certains diront que de toute façon, le satanisme fait l'apologie de l'ego, de l'individualisme et du "chacun pour soi", et citeront la première des neufs affirmations sataniques de la Bible de Satan: "Satan représente l'indulgence, plutôt que l'abstinence!" (mais, pour nuancer un peu: "l'indulgence... pas la compulsion", comme il est expliqué dans la deuxième partie de la Bible de Satan, le "livre de Lucifer").


(Les "sept principes fondamentaux" du Temple Satanique, très moyennement maléfiques comme chacun peut le constater)

Sur le principe, tant ma sensibilité chrétienne que celle que j'ai en tant qu'électeur de gauche font de moi un fervent défenseur de l'altruisme, de la compassion, de la solidarité, contre l'égoïsme et l'esprit de compétition et de domination. Dans les faits, la réalité du satanisme est loin d'être aussi simple. D'une part, quelle positions adopter alors envers des organisations récentes comme le Temple Satanique, ou encore The United Aspects of Satan, qui défendent, contre l'Eglise de Satan, l'importance de la compassion, de l'empathie et de l'engagement social au service d'autrui? D'autre part, il convient aussi de faire la critique d'une certaine condamnation de "l'individualisme" par l'Eglise catholique. D'une part, parce qu'elle tant à s'accompagner d'une certaine injonction mortifère, quand elle n'est pas caporaliste, à "l'humilité", qui conduit souvent davantage à enfermer les consciences dans des paradoxes insolubles plutôt qu'à les épanouir et les aider à discerner, comme je l'exposai dans un précédent billet. D'autre part, parce qu'il est parfois bon d'affirmer son individualité et sa confiance en ses facultés, comme l'angoissé quasi maladif que je suis n'en n'a pas assez conscience.

Ainsi, Lilith Starr, la responsable du chapitre de Seattle du Temple Satanique, expose dans un livre récent, The Happy Satanist, son parcours personnel, pour le moins édifiant. Elle y raconte sa dépression, ses douleurs chroniques insupportables. Comment ces problèmes, couplés à une addiction à l'héroïne, lui ont fait perdre une excellente situation professionnelle, et s'isoler de plus en plus. Comment aussi, après avoir rencontré son conjoint, ils se sont tous les deux retrouvés de nombreux mois à la rue. Comment enfin, après qu'ils aient fini par retrouver un hébergement, et qu'elle luttait à nouveau contre la dépression, toute la journée dans sa chambre, elle a fini par ouvrir l'exemplaire de la Bible de Satan de son mari, qui contrairement à elle était sataniste, et y a trouvé de quoi trouver la force de prendre enfin confiance en elle et de se battre pour vivre et être heureuse, et de se libérer définitivement de la drogue. Depuis, elle est une sataniste active et militante, et elle est heureuse. Je suis loin pour ma part d'avoir un souvenir aussi positif de la Bible de Satan, que j'ai lue et dont je possède deux exemplaires (un en français et un en anglais), et je n'irais pas la distribuer à la sortie de centres de désintoxication. Mais jamais je n'irais jamais dire à cette femme qu'elle joue avec le feu et que ma pratique des exercices spirituels d'Ignace de Loyola me permet de comprendre mieux qu'elle ce qu'elle vit. Et je ne laisserais pas non plus des chrétiens lui tenir ce discours en ma présence sans réagir.



Enfin, certains souligneront, à juste titre, que beaucoup de satanistes pratiquent la magie. Tous ne le font pas, notamment dans les organisations rationalistes type Temple satanique, et une partie importante de ceux qui le font la considèrent comme un "psychodrame", une mise en scène destinée à susciter des effets psychologiques (ils s'autorisent du discours ambigu de la Bible de Satan à propos de la magie, même si plusieurs universitaires, et beaucoup de proches de LaVey, considèrent que celui-ci croyait véritablement en la magie). Mais il est vrai que les satanistes occultistes semblent demeurer une majorité:



                                             (source: The Invention of Satanism, op. cit.)

A titre personnel, je désapprouve fortement la pratique de ma magie. Soit son efficacité est nulle (ce que je pense), et elle asservit la pensée et la volonté et dissout la raison. Soit elle est réelle, et il semble alors s'agir d'une activité assez dangereuse. Dans tous les cas, je la désapprouve, comme je désapprouverais qu'on commence la journée avec un demi-litre de rouge au petit déjeuner, chaque matin. Comme une activité malsaine et aliénante, mais qui ne rend pas une personne mauvaise comme le ferait, par exemple, un meurtre ou un vol, et qui ne justifie certainement pas l'opprobre particulière dont les satanistes sont souvent victimes. Beaucoup d'autres personnes ou groupes beaucoup moins mal vu s'intéressent à l'occultisme, et la conception magique que se font certains chrétiens de la prière ou des sacrements, notamment certains particulièrement effrayés par le satanisme, ne me parait pas beaucoup plus saine.

Certains vont me répondre que même en admettant toutes les difficultés que je viens d'exposer, compte tenu des "risques" que représenteraient l'existence réelle du diable et sa relation avec les organisations satanistes, la position que je combats vaut néanmoins de s'engager à sa suite . Je réponds que ces risques supposés palissent devant la nocivité avérée pour le bien commun de la peur irraisonnée du satanisme. Ce qui va faire l'objet de la quatrième et dernière partie de ce billet.


4) La dangerosité sociale et politique de la position chrétienne sur le satanisme:

Il y a une période de l'histoire récente qui, peut-être plus que la Bible de Satan ou l'intérêt pour l'occultisme, me parait constituer une caractéristique identitaire importante du satanisme contemporain: la mémoire d'un phénomène social qui a marqué la vie américaine du débat des années 1980 au milieu des années 1990, et qu'on a appelé "the satanic panic", ou encore "the satanist ritual abuse scare". Le cofondateur et porte-parole du Temple satanique, Lucien Greaves (alias Doug Mesner) y consacre d'ailleurs son blog personnel.

"Satanic ritual abuse (SRA, sometimes known as ritual abuse, ritualistic abuse, organised abuse, sadistic ritual abuse and other variants) was the subject of a moral panic that originated in the United States in the 1980s, spreading throughout the country and eventually to many parts of the world, before mostly diminishing in the late 1990s. Allegations of SRA involved reports of physical and sexual abuse of people in the context of occult or Satanic rituals. In its most extreme form, SRA involved a supposed worldwide conspiracy involving the wealthy and powerful of the world elite in which children were abducted or bred for sacrifices, pornography and prostitution.Nearly every aspect of SRA was controversial, including its definition, the source of the allegations and proof thereof, testimonials of alleged victims, and court cases involving the allegations and criminal investigations. The panic affected lawyers', therapists', and social workers' handling of allegations of child sexual abuse. Allegations initially brought together widely dissimilar groups, including religious fundamentalists, police investigators, child advocates, therapists and clients inpsychotherapy. The movement gradually secularized, dropping or deprecating the "satanic" aspects of the allegations in favor of names that were less overtly religious such as "sadistic" or simply "ritual abuse" and becoming more associated with dissociative identity disorder and anti-government conspiracy theories.
The panic was influenced to a large extent by testimony of children and adults that were obtained using therapeutic and interrogation techniques now considered discredited. Initial publicity generated was by the now-discredited autobiographyMichelle Remembers (1980), and sustained and popularized throughout the decade by the McMartin preschool trial. Testimonials, symptom lists, rumors and techniques to investigate or uncover memories of SRA were disseminated through professional, popular and religious conferences, as well as through the attention of talk shows, sustaining and spreading the moral panic further throughout the United States and beyond. In some cases allegations resulted in criminal trials with varying results; after seven years in court, the McMartin trial resulted in no convictions for any of the accused, while other cases resulted in lengthy sentences, some of which were later reversed. Scholarly interest in the topic slowly built, eventually resulting in the conclusion that the phenomenon was a moral panic, with little or no validity beyond paranoia.
Official investigations produced no evidence of widespread conspiracies or of the slaughter of thousands; only a small number of verified crimes have even remote similarities to tales of SRA. In the latter half of the 1990s interest in SRA declined and skepticism became the default position, with very few researchers giving any credence to the existence of SRA." (Wikipedia, article "satanic ritual abuse")

Une conjonction d'inquiétudes nées de l'existence récente et médiatique du satanisme cultuel, de la mort rapide de l'optimisme des années hippies, de quelques faits divers comme l'affaire Manson, de la réaction politique de la droite américaine, sous les années Reagan et suivantes, à un certain recul culturel de ses valeurs dans les décennies précédentes, et d'allégations de psychothérapeutes, spécialistes de thérapies fondées, notamment, sur la réminiscence par hypnose, et alors en vogue, ont eu des conséquences sociales et judiciaires assez considérables, avant que l'opinion, suite aux efforts de juristes, de psychiatres, d'universitaires, et autres, et faute de preuves factuelles, finisse par changer de camp. La thèse suivant laquelle des cultes satanistes clandestins enlèveraient et assassineraient des enfants, et contrôleraient de nombreux hommes politiques et représentants des autorités, a convaincu de nombreux parents, journalistes, policiers et magistrats, la peur aidant, que l'absence de preuves n'était nullement synonyme d'absence de culpabilité. Cette peur diffuse, et des allégations issues souvent de la droite religieuse (même s'il faut reconnaître que parmi les auteurs de plusieurs contributions décisives contre la "Satanic Panic" figuraient plusieurs évangéliques) ont conduit à soupçonner d'appartenance à des réseaux pédophiles et/ou meurtriers de nombreux américains (ironiquement, plus souvent chrétiens que satanistes), et à leur faire vivre des procédures judiciaires interminables, ainsi que l'opprobre sociale et médiatique.


                                           (source: The invention of Satanism, op. cit., ch. 5)

 Pour donner un exemple extrême, les époux Keller, condamnés à une peine d'emprisonnement pour divers meurtres et viols d'enfants en 1992, ont finalement été reconnus innocents et libérés en... 2014, après que le médecin dont l'expertise avait été décisive dans leur condamnation ait fini par se rétracter. Et pourtant:

"Satanic ritual abuse was the thread that wound through the Kellers’ trial. Therapist David-Campbell testified for the prosecution that Christy’s acting out was consistent with children abused by satanic cults and that she believed Christy was telling the truth. A ritual abuse “expert,” clinical psychologist Randy Noblitt, testified that satanic cults are real, that they are widespread, and that he too believed Christy, despite not having interviewed her. (As Hampton, the Kellers’ attorney, wrote in Fran Keller’s appeal, “In 2003, Noblitt was featured on ABC’sPrimetime having a conversation with Satan who, Noblitt agreed, was actually a pretty nice guy, notwithstanding, of course, his role as the dark lord of evil. No court and no jury should ever rely on the testimony of Dr. Noblitt.”) In addition, the jury heard evidence that local graveyards had been “disturbed,” consistent with the children’s claims of impromptu exhumations, although the jury never heard that those disruptions included natural soil erosion.
[...]The methods used by forensic investigators to elicit stories of abuse from the children were taken straight from the ritual abuse panic playbook. University of Texas at El Paso psychologist James Wood, who has written about the suggestive interviewing techniques used in the McMartin trial, for a 1993 episode of American Justice viewed videos of investigators from the Travis County Sheriff’s Department interviewing the young children who made claims against the Kellers." (Slate, "The real victims of satanic ritual abuse").

Ces vidéos, comme beaucoup d'autres, montraient que les interrogateurs orientaient le témoignage des enfants, quitte à les gronder ou les punir quand ils ne disaient pas ce qui était attendu, comme le soulignent les auteurs de The Invention of Satanism à propos d'un autre scandale célèbre du SRA, le procès McMartin, qui a abouti en 1990 à un acquittement général après sept ans de procédures et 15 millions de dollars de dépenses pour la justice américaine:



                                                                 (source: idem)
Les auteurs de The Invention of Satanism citent encore (ibid.) un membre de l'administration pénitentiaire américaine, qui, lors du procès d'un détenu sataniste, donc, j'imagine, sous serment, a soutenu que la Bible de Satan incitait à "tuer, violer, voler à volonté, sans regard pour les conséquences morales et légales", sans que la cour ait cru utile de vérifier ses dires. Ou encore un membre des forces de l'ordre qui déclare à la presse que des mutilations de bétail dans sa juridiction correspondent à des passages de ce même livre. Alors que la Bible de Satan condamne explicitement le meurtre, le vol et le viol, et qu'elle ne comporte aucune description de mutilations de bétail, comme n'importe qui l'ayant vraiment lue, par exemple moi, pourra le confirmer. Ils relatent aussi le témoignage très révélateur d'un prêtre, donné lors d'un "séminaire sur les crimes sataniques", qui avait vu un jeune jeter ce même livre sur ce bureau, et en avait tellement eu peur qu'il n'avait même pas osé le toucher, a fortiori le lire.

Mais que vaut la réalité observable et vérifiable, face à la peur d'avoir affaire à des forces qui nous dépassent et de "jouer avec le feu"?

Les auteurs citent également un cas plus controversé, encore aujourd'hui, puisque Paul Ingram, un chrétien pentecôtiste, a été finalement condamné. Outre les soupçons de viol qui pesaient initialement sur lui, la police l'a soupçonné de s'être livré à des meurtres dans le cadre de rituels sataniques, et d'avoir enterré les cadavres dans sa propriété, charges finalement abandonnées par le procureur. Ils ont même fait appel aux services d'un archéologue, Mark Papworth. Celui-ci a décrit dans un entretien que les auteurs de The invention of Satanism citent la réaction de la police à ses conclusions, à savoir que de son point de vue de scientifique, il n'y avait pas de cadavres enterrés et il n'y en avait jamais eu:


                                            (ibid.)

Je laisse de côté la question de la culpabilité effective d'Ingram, concernant les charges effectivement reconnues contre lui, et les débats sur l'altérations des souvenirs (la véracité de ses aveux concernant certains faits est contestée par ses défenseurs). L'important dans cet extrait me parait être la facilité avec laquelle la croyance au surnaturel peut prévaloir, y compris dans l'esprit de professionnels confrontés à des lourdes responsabilités, sur l'examen attentif des données factuelles et l'avis des experts.

Cela me fait penser à la réaction d'un commentateur, lorsque j'ai posté l'initiative du Temple satanique de venir en aide aux musulmans américains sur la page facebook de la CCBF. Lorsqu'il me l'a eproché, je lui ai dit que l'acte me paraissait louable, et il m'a répondu: "parce que vous les croyez vraiment sincères?" ou quelque chose de ce genre. Au moins une fois par semaine, un responsable chrétien défend publiquement dans les médias une horreur sans nom. La réaction de certains catholiques est invariablement: "les médias ont déformé, ils ont pris hors contexte". Des satanistes, ou présumés tels, ne font rien de grave, ou font quelque chose d'objectivement bon. La réaction est tout aussi invariablement: "qu'est-ce que ça cache?". Lorsque l'imagination, et les appartenances sociales et idéologiques, finissent à ce point par primer sur l'examen des faits les les actions réelles des personnes, et leurs conséquences, une quelconque forme de discernement moral est-elle encore possible, pour ne pas parler de discernement spirituel?

Des paniques sataniques resurgissent régulièrement dans l'actualité. En 2008, la MIVILUDES a évalué le nombre de satanistes en France à 25 000, un résultat plus que très surprenant et très peu étayé par des élément factuels. Certains universitaires initialement associés à l'élaboration de son rapport ont été rapidement écartés, et ont très fortement contesté les conclusions de ce dernier. En 2014, une rumeur s'est répandue dans le Royaume Uni: un culte satanique clandestin s'en prendrait aux enfants dans le nord de Londres. Ces allégations ont récemment été balayées par la justice anglaise.

Bien sûr, il est absolument normal que les forces de l'ordre interviennent quand des violences sur mineurs (ou d'ailleurs sur majeurs) sont suspectés. L'affaire Outreau n'efface pas l'affaire Dutroux. Mais l'affaire Dutroux n'efface pas non plus l'affaire Outreau, et, compte tenu de la gravité des enjeux, il parait préférable de laisser les professionnels faire leur travail le plus sereinement possible sans répandre dans l'opinion publique des rumeurs sur le surnaturel et le Diable, qui paralysent le jugement, et permettent de contester tous les faits qui ne vont pas dans le sens souhaité ("si vous étiez le Diable, laisseriez-vous vraiment des preuves?").

Je ne dis pas qu'il n'existe pas d'organisations ou d'individus satanistes qui soient très inquiétants. Joy of Satan est une organisation ouvertement néo-nazie. The Order of Nine Angles, en plus d'être néo-nazi, se réserve explicitement le droit de procéder à des actes criminels, tels que des sacrifices humains ou des assassinats politiques (quoique personne, à ce jour et à ma connaissance, n'a réussi à déterminer la part de provocation et et celle d'activisme réel dans leurs propos, en l'absence et de passages à l'acte identifiés comme tels, et d'arrestations). Jon Nodtveidt, du groupe de black metal Dissection, membre du Temple of the Black Light (alors connu sous le nom de Misanthropic Luciferian Order), aujourd'hui décédé, a participé à un meurtre en 1997, ce qui lui a valu 7 ans de prison. Il me parait cependant important de relever que ces groupes et individus restent à la marge, et sont condamnés tout à fait explicitement par de très nombreux satanistes, de même que des extrémistes violents issus des religions plus traditionnelles sont rejeté par la plupart des pratiquants. La loi condamne le meurtre, les profanations de sépultures, et les discriminations, que ces infractions émanent de satanistes, de chrétiens, ou d'athées. Pour les religions citées (ou d'ailleurs celles non citées), les polémiques récurrentes sur qui sont les "vrais" représentants me paraissent vaines et contre-productives. Nous ne pouvons nous placer ni du point de vue de Dieu, ni de celui de Satan. Ce qui importe à mes yeux, c'est si tel ou tel courant, ou tel individu, par certains aspects, enfreint ou non la loi. Si oui, il est légitime que les forces de l'ordre le répriment. Si non, pourquoi devrait-il être condamné?

En réaction à mon dernier article sur Inner Light, une connaissance a cru bon de tweeter une copie-écran du triple renoncement du baptême. Ce genre de réaction me terrifie, bien plus que l'Eglise de Satan ou le Temple Satanique. Ce qui m'a paru être affirmé par ce tweet, c'est l'idée qu'une position de principe de toute éternité, qui mentionne le mot Satan dans un lieu et une époque, et surtout dans un sens, qui n'ont rien à voir avec l'usage fait par la plupart des organisations satanistes contemporaines, prime sur ce que chaque individu fait, dans la réalité concrète au jour le jour, de ce mot. On est vraiment, à mon sens, dans le mépris de la réalité, complexe et souvent surprenante, qui a favorisé la satanic panic et les erreurs judiciaires qui ont suivies. Cela rejoint une interrogation théologique qui est pour moi fondamentale, et qui se pose aussi pour des questions très différentes: l'homosexualité, le genre etc. L'Eglise a-t-elle le droit, au nom de la cohérence de son enseignement et des principes théoriques qi le structurent, de précéder le discernement effectif, au cas par cas, des personnes?

Conclusion: 

Certains lecteurs, parvenus au terme de ce billet, se disent sans doute: "mais s'ils sont si inoffensifs, pourquoi se disent-ils satanistes?" J'aimerais déplacer cette question de la manière suivante: "qu'est-ce qui les a poussés à dépasser le stigmate social et religieux attaché au satanisme pour se le réapproprier?" La réponse est bien sûr très différente suivant les personnes et les organisations. Si je puis me permettre de citer mes souvenirs de quand j'avais dix-huit ans, je tenais à l'époque le raisonnement suivant: "mes années de scolarisation en établissement catholique m'ont montré combien le christianisme, qui prétend représenter le bien, fait en réalité le mal. Il semble logique que ce qu'il décrit comme son contraire et comme le mal absolu, le satanisme, soit en fait le bien".

Dans les termes d'Adam Nergal Darski, membre du groupe de black metal Behemoth, qui s'est présenté à l'occasion comme un sataniste athée:

(source: Confession of a Heretic: the sacred and the profane: behemoth and beyond, Darski, Eglinton, Jawbone press 2015, ch. XII)

Et toutes tendances confondus, il est vrai, si j'en crois les enquêtes de James R. Lewis dont The invention of Satanism rend compte, que l'hostilité envers le christianisme reste forte chez les satanistes.

Certains y verront un prétexte pour continuer à faire du satanisme un épouvantail, contre lequel les "fondamentaux" de la morale chrétienne apparaitront comme un ultime rempart.

Pour ma part, je trouve cette réaction bien trop facile et complaisante. A côté de certains reproches injustes, et à l'occasion de torts réels, il y a des satanistes qui ont des reproches sérieux, vécus, et solides à adresser, sinon au christianisme dans son ensemble, du moins au visage qu'il donne trop souvent à voir. Si les témoignages de satanistes continuent à me passionner, ce n'est plus, comme en 1995, par révolte, mais parce qu'ils constituent à mes yeux, certains d'entre eux en tout cas, un excellent révélateur des structures de péché à l'oeuvre actuellement dans l'Eglise. Et qui cerne plus précisément les causes commence à entrevoir le remède.

Et je recommande à celles et ceux qui ne manqueront pas de me faire part de leur réprobation, leur indignation ou leur mépris, suite à la lecture de ce billet, de bien méditer ce paragraphe, et le témoignage qu'ils rendent (et je ne m'exclus pas de cette démarche d'introspection).


mercredi 7 octobre 2015

Les catholiques, Charamsa, et le "buzz"


"Pour bien comprendre la position de l’Eglise dans la société moderne, il faut comprendre que celle-ci est disposée à lutter seulement pour défendre ses libertés corporatistes particulières (de l’Eglise comme Eglise, organisation ecclésiastique), c’est-à-dire les privilèges qu’elle proclame liés à sa propre essence divine ; pour cette défense l’Eglise n’exclue aucun moyen, ni l’insurrection armée, ni l’attentat individuel, ni l’appel à l’invasion étrangère. Tout le reste est relativement négligeable, à moins qu’il ne soit lié aux conditions existentielles propres. Par « despotisme » l’Eglise comprend l’intervention de l’autorité laïque étatique dans le sens de la limitation ou de la suppression de ses privilèges, rien de plus ; elle est prête à reconnaître n’importe quel pouvoir de fait, et, à condition qu’il ne touche pas à ses privilèges, à le légitimer ; si par la suite il accroît les privilèges, elle l’exalte et le proclame comme providentiel. Considérant ces prémisses, la « pensée sociale » catholique n’a qu’un intérêt académique ; il faut l’étudier et analyser en tant qu’élément idéologique opiacée, tendant à maintenir certains états d’âme d’attente passive de type religieux, mais non comme élément de la vie politique et historique directement active " (Gramsci, Cahiers de prison)
Toujours catholique, je ne souscris pas à ce texte de Gramsci en exergue, mais la réception depuis une semaine par divers blogueurs, prêtres, journalistes et évêques catholiques du coming out du père Charamsa m'y a fait irrésistiblement penser, sans que j'y puisse grand chose.

Le sens de ce texte est que la "pensée sociale", et plus largement, l'enseignement de l'Eglise, sont le reflet et l'expression d'enjeux de pouvoir, en particulier la préservation ou l'accroissement de l'influence de celle-ci sur la société, et qu'elle est prête à toutes les compromissions, toutes les contradictions, voire tous les crimes lorsque ces exigences sont mises en péril.

Je pense à ce texte parce que la froideur, la dureté, le cynisme et le mépris, voire l'indifférence ostentatoire des réactions catholiques au coming out du père Charamsa, que j'ai certes moi-même trouvé un peu maladroit sur le coup, m'ont vraiment sidéré. Et je ne crois pas être suspect d'être un optimiste béat sur les questions d'Eglise.

Deux types de réactions m'ont scandalisé:

1) Les condamnations. J'ai en tête:

- le billet "La chute d'un prêtre", du père Roland-Gosselin sur Padreblog, qui dit sa douleur de voir un prêtre manquer à ses voeux, minimise les implications de son homosexualité dans cette histoire, et nous écrit ce petit morceau d'anthologie:

"La tentative ridicule et malhabile de justification du prêtre est odieuse. Dire que le clergé est largement homosexuel et homophobe, dressant ainsi le portrait de ses frères prêtres comme étant des gens frustrés et meurtris par une loi de l’Eglise apparaissant inique, est faux, profondément injuste. C’est un grave scandale dans lequel nous ne pouvons pas tomber."
- l'éditorial "Synode, lobbying romain" d'Isabelle de Gaulmyn sur le site de La Croix, qui interprète ce coming out comme une "provocation" "inutile et hors de propos" (alors que la question de l'homosexualité est un des gros enjeux du synode!) et comme une "embuscade", et qui minimise là encore l'impact du coming out en réduisant l'homosexualité dans l'Eglise, suivant la (pas si) bonne vieille habitude catholique à une histoire de "souffrance" individuelle qui serait beaucoup mieux et plus dignement vécue en silence.

- la tribune "Pourquoi?" du père Amar, qui reproche au père Charamsa de "diffuser le poison du doute et de la suspicion qui rejaillira sur tous ses frères" et de " créer le scandale". Et nous livre cet autre morceau d'anthologie:

"Le mensonge, c’est ce prêtre qui le distille en osant affirmer que le clergé est largement homosexuel et homophobe. Il est profondément injuste lorsqu’il décrit ses frères prêtres comme des gens frustrés et meurtris par une loi de l’Eglise inique et inhumaine. C’est faux et c’est un jugement d’une violence incroyable."
(je choisis de croire que la formule "homosexuel et homophobe", aussi bien dans l'article du père Roland-Gosselin que dans celui du père Amar,  est une maladresse d'expression et non la suggestion d'une équivalence  entre les accusations d'homophobie et d'homosexualité).

 - l'entretien absolument  immonde et inexcusable du père polonais Dariusz Oko, dont l'homophobie manifeste (pardon, pères Roland-Gosselin et Amar, pour ce "jugement d’une violence incroyable") semble avoir joué un rôle important dans le coming out du père Charamsa, accordé au site traditionaliste Church Militant. Entre autres insultes, il l'accuse d'être "une personnalité perturbée, immature et égoïste" et de placer "le sexe gay avant Dieu". Lui est toujours en fonction.

Nettement moins choquants que ces articles, mais néanmoins regrettables:

-la réaction politique du père Lombardi, compréhensible au regard de ses responsabilités et du contexte immédiat, mais sans nuances.

- celle sur twitter du père James Martin s.j., qui accomplit un travail remarquable de promotion d'une Eglise plus accueillante envers les personnes LGBT, mais qui semble n'avoir vu dans ce coming out que la rupture d'une "promesse à Dieu".

2) le mépris et ou le silence ostentatoire:

- ce tweet éclairant de Jean-Pierre Denis:
Après tout, quel intérêt pour la discussion des principes de l'enseignement sur la famille de l'Eglise de prendre en compte ses effets concrets sur la vie des personnes?

- ces propos insultants du cardinal André Vingt-Trois:


 - un éditorial des Cahiers Libres, signé Charles Vaugirard, qui fait délibérément silence sur les tensions et les contradictions révélées par ce coming out, pour écrire, sans doute à l'aide d'une boule de cristal:

" Prier pour le synode, voilà l’essentiel. Mais une prière confiante car le Seigneur ne laissera jamais tomber son Eglise. Le résultat du synode ne pourra pas nous décevoir, et le Saint Père non plus. 

Suivons donc ce synode avec grand intérêt et surtout en priant et dans la confiance. L’enjeu est de taille et l’exhortation apostolique qui suivra sera un grand texte pour notre temps."
 On a eu au cours des siècles précédents,non seulement des synodes, mais des conciles tumultueux, dont un qui est entré en schisme avec le pape, et des documents magistériels qui ont approuvé les pires errances, mais maintenant c'est cool, Dieu est revenu et va nous surveiller tout ça. La pensée magique des catholiques d'aujourd'hui, qui oublient l'histoire et qui nient la responsabilité des clercs au nom d'une lecture erronée de l'infaillibilité magistérielle.

On est certes très loin, dans ces réactions, de "l'insurrection armée", "l'attentat individuel" ou "l'appel à l'invasion étrangère" dénoncés par Gramsci. Mais on retrouve une forme d'incapacité structurelle à prendre en compte les souffrances et les contradictions, quand elles mettent en danger le discours officiel et l'image publique de l'Eglise.

La rupture d'un engagement définitif, a fortiori quand celui-ci était devant Dieu et a été scellé par un sacrement , est toujours regrettable. Force est cependant de remarquer que des prêtres qui renoncent au célibat et à leur charge pour être réduits à l'état laïcs, c'est au fond quelque chose de finalement très banal, et que beaucoup d'entre nous ont connu personnellement des prêtres dans ce cas. Et quand une situation apparemment banale suscite des condamnations extraordinairement fermes, il est très difficile de ne pas considérer que l'indignation véritable a pour objet quelque chose de beaucoup moins ordinaire. C'est-à-dire, en l'occurrence, le caractère inédit de cette intervention d'un théologien de la Congrégation pour la doctrine de la foi -qui publie plus habituellement des interventions défendant le "bon sens " et l'innocuité de l'enseignement de l'Eglise sur l'homosexualité- qui tout à la fois dit être homosexuel, et affirme avec force l'existence d'un état de fait qui est manifeste aux yeux des personnes qui fréquentent vraiment en connaissance de cause des homosexuels, mais sur lequel beaucoup de de catholiques persistent à s'aveugler: l'homophobie profonde et le déni de justice de l'Eglise, en tant qu'institution, et de son magistère.

Le père Charamsa pourrait bien rendre un culte sacrificiel à Satan et être l'auteur des pires turpitudes, il resterait à poser la question de ce que peut être la vie quotidienne d'un homosexuel dans un milieu professionnel et institutionnel, le Vatican et plus particulièrement la CDF, qui consacre tant d'efforts à minimiser la visibilité du fait homosexuel, et à enjoindre les LGBT au secret. Quel est, au quotidien, sur la foi d'un prêtre et d'un théologien, l'impact d'un discours, que ses fonctions obligent à connaitre de façon très approfondie, et qui nie de manière radicale ce qu'il vit au plus profond de lui-même? L'Eglise ne reconnait aucune dimension positive au désir homosexuel, et incite les personnes concernées à le réprimer au plus profond d'elles-mêmes. Dans les décennies récentes, elle a nié que la répression des homosexuels dans certains pays puissent constituer un problème, puisque garder son désir dans le secret du coeur suffit à se prémunir.Elle a barré l'accès à l'ordination sacerdotale aux homosexuels. Elle a vivement encouragé les mobilisations contestataires dans les pays faisant droit aux revendications des organisations LGBT, et s'est fait au contraire plus discrète et nuancée dans ceux qui les criminalisent. Comment, dans ces conditions, ne pas poser la question de ce que peut devenir la résolution d'un homme placé au centre de tous ces dispositifs qui visent à taire, condamner et réprimer une composante profonde de sa personnalité, et quels obstacles ont pu constituer pour sa foi les propos sur l'homosexualité de collaborateurs tels que le père Dariusz Oko? Et comment affirmer aussi sommairement et sans réflexion ni enquête approfondies, sans mentir à soi-même et à autrui, que son témoignage sur l'homophobie qu'il a vécu au quotidien, jusqu'à sacrifier sa carrière, son statut et sa réputation pour parler enfin, n'est qu'une "tentative ridicule et malhabile de justification" et "un mensonge"? COMMENT!?!

Tels de vulgaires politiciens (sans doute beaucoup plus sincères, mais avec des gestes comparables), les catholiques semblent s'ingénier à discréditer sa personne pour occulter son propos. Car finalement, tout ce qu'on lui a opposé se résume à des attaques ad personam. On a dit qu'il était un menteur, un manipulateur, qu'il était irresponsable. On l'a accusé de manquer de discrétion, de chercher le "buzz", d'être inopportun. D'être perturbé, immature et égoïste. En somme, on lui a reproché, non pas d'avoir longtemps menti, mais d'avoir finalement dit la vérité sur lui-même et ce qu'il ressentait. D'avoir parlé:

Le fond du débat, ce n'est donc pas la rupture de son engagement (on lui reproche, non pas tant de s'être longtemps caché, mais d'avoir cessé de le faire). Mais bel et bien le "coming out", le fait d'être allé au dehors de lui-même montrer au monde ce qu'il était réellement, en tant qu'homme, en tant que prêtre, et en tant que théologien et membre de la CDF.

Anthony Favier l'a écrit beaucoup mieux que moi, en réaction au billet du père Amar:

(Publié sur mon mur Facebook. L'auteur a autorisé la diffusion publique)

Au delà du cas personnel du père Charamsa, et même des questions du synode et de l'homosexualité, cela révèle pour moi deux difficultés du catholicisme contemporain:

1) le refoulé

Tout se passe parfois comme si un certain nombre de catholiques étaient, à force d'intérioriser au jour le jour une doctrine complexe et fermée ayant réponse à la plupart des questions de la vie, tels des logiciels, programmés pour réagir à certains paramètres, et n'arrivaient pas à gérer tout ce qui n'est pas prévu par ces derniers. Je ne crois pas qu'aucune des personnes que j'ai citées soient cyniques dans la mise en oeuvre de cette opération d'occultation d'un témoignage, ni manquent de sincérité dans leur indignation. Je crois même la plupart d'entre elles profondément généreuses et soucieuses d'agir pour le mieux. Il reste qu'elles se conduisent comme si, face à deux anomalies dans le comportement habituel d'un prêtre: l'une prévue, et condamnée, par la doctrine catholique, qui est la rupture des voeux, et l'autre, également prévue et condamnée, mais dont le caractère immoral est autrement plus difficile à justifier, et renvoie chaque catholique à ses propres ambiguités et incertitudes -c'est-à-dire l'homosexualité "active"-  la première déclenchait tous les signaux et libérait une parole automatique, récitant la valeur du sacerdoce, de la vérité etc., et la seconde,  par une sorte d'effet Voldemort, devait surtout ne pas être dite, rester secrète, être confinée à la vie privée et à l'intimité des coeurs pour ne pas faire "scandale". Le sens littéral du tweet du père Grosjean, notamment, est que le vrai péché, celui qui véritablement ne peut être ni compris ni accepté, ce n'est ni la rupture du célibat ni l'homosexualité, que dans le "silence " "personne" n'aurait "jugé",  mais le scandale, c'est-à-dire avoir porté sur la place publique, avec l'autorité du prêtre et du théologien, l'idée que le célibat sacerdotal et l'homosexualité pouvaient bien être des problèmes. Que, au fond,  dans cette guerre culturelle qui oppose l'Eglise aux féministes, aux LGBT, aux progressistes, aux gauchistes etc. elle pouvait bien, du point de vue de quelqu'un particulièrement peu suspect de méconnaître son fonctionnement et son discours, avoir tout de même un peu tort et ses adversaires un peu raison. Que tout n'est pas toujours la faute des médias qui désinforment et des "laïcards" qui ne savent pas de quoi ils parlent. Le père Roland-Gosselin parle du "poison du doute et de la suspicion qui rejaillira sur tous ses frères".

Il me semble, et j'y ai déjà fait allusion dans plusieurs billets, que l'Eglise d'aujourd'hui, laïcs et clercs, si préoccupée, et pas que pour des mauvaises raisons, loin de là, de "cohérence doctrinale", a du mal à être attentive aux discontinuités et aux lignes de fuite qui sont pourtant la marque de toute réalité concrète. Qu'elle semble trop souvent refuser, par principe, de vérifier dans la réalité concrète, sensible, multiple, la portée et l'actualité de ses principes. Par exemple, concernant son enseignement sur la vie conjugale, la signifification que peut avoir le témoignage d'un prêtre homosexuel, qui vit depuis des années au plus près des plus hautes sphères de pouvoir de l'Eglise. C'est "inutile", dit Isabelle de Gaulmyn. Ce n'est pas "le fond du sujet", renchérit Jean-Pierre Denis. Il "déraille", se moque un prince de l'Eglise. Je ne suis pas un spécialiste ni un fan de Lacan, mais on pourrait presque voir dans le coming out de Charamsa l'irruption du Réel traumatique dans les failles de l'ordre symbolique de la doctrine sociale de l'Eglise, et tenter une psychanalyse de cette dernière, de ses dénis et ses déplacements discursifs (c'est sa souffrance privée, l'important c'est la rupture du célibat, il ment...).

2) le rapport aux médias et aux réseaux sociaux

Quand j'ai vu divers catholiques reprocher à Charamsa de rechercher le "buzz", j'ai spontanément pensé que c'était l'hôpital qui se moque de la charité. C'était même le titre du présent billet, avant que je parvienne à me calmer. Depuis les attaques médiatiques de 2008 contre Benoit XVI, je vois la communication prendre une part énorme et croissante dans la vie de l'Eglise, sur internet comme ailleurs. Qui est peut-être aussi une remémoration des qualités de communicant de Jean-Paul II, une forme d'hommage de la part des premières générations JMJ désormais aux manettes. Je pense au titre du vieux blog, au demeurant relativement discret, de Guillaume de Prémare: "urgence comm catho!".

Il y a un enjeu catholique parfaitement compris par l'épiscopat et la presse catholique, qui consiste à rendre audible sur la scène politique et médiatique, et suivant ses codes, la parole chrétienne, malgré une certaine laïcisation de nos sociétés occidentales, et la perte d'influence concomitante de l'Eglise. D'où la présence régulière dans les médias et les réseaux sociaux de prêtres et d'évêques de premier plan, la promotion d'événements médiatiques tels qu'"Erbilight", ou les états généraux du christianisme, ou encore celle de groupes de pop louange comme Glorious. Ou encore la valorisation de la "cathosphère", dont j'ai moi-même profité et qui tranche avec la rivalité entre certains médias "traditionnels" et blogueurs politiques.

Tout cela, je le pense sincèrement, est très bien, et même à mon très modeste niveau, en tant que blogueur catholique, j'en ai personnellement retiré une audience et des rencontres qui m'ont véritablement enrichi, humainement, intellectuellement et spirituellement. Force est de reconnaître que j'appartiens au moins en partie à une génération de catholiques qui a appris à éprouver, en bien ou en mal, l'importance politique d'une communication, maîtrisée ou non, et a ressenti le besoin d'apprendre à en maîtriser les méthodes et les effets.

Les institutions et fidèles catholiques ont fait d'énormes efforts,ces dernières années, pour s'approprier les codes de la communication dans les médias et sur internet, et pour acquérir une certaine maîtrise de l'image institutionnelle et idéologique du catholicisme, dans la perspective de montrer une Eglise qui apparaisse jeune et subversive, et non pas vieillissante et sur le déclin. L'imagerie lisse et télégénique de la Manif pour tous (oui, je sais, "apolitique", et "aconfessionnelle" soit-disant), n'a fait qu'hériter de l'expérience organisationnelle des frat, jmj, et autres gros rassemblements et ou pélerinages plus connotés confessionnellement.

Mon propos étant, non pas de condamner en bloc ces initiatives, mais de relever combien l'Eglise s'est engagé dans un contrôle minutieux et chaque instant de sa visibilité médiatique, et combien elle a accordé elle-même du sens aux images et aux symboles.

Le martèlement dans les médias et les réseaux sociaux des événements clés de l'actualité catholique (élection d'un pape, synode, échéances liturgiques) ainsi que de l'attachement des catholiques à leur institution et à son enseignement s'apparente, sans que cela soit "sale", à la construction d'une image sociale de l'Eglise "acceptable", (une forme d'"empowerment" peut-être, comme diraient les féministes,  pour les catholiques pratiquants.

D'une manière qui ne me parait ni surprenante, ni spécialement plus discordante ou condamnable, un prêtre homosexuel a choisi de se réapproprier ces codes, et la scénarisation orchestrée, de manière au demeurant régulièrement discordante par les médias et blogs catholiques, pour transmettre ce qui lui est apparu juste, quelques soient les conséquences pour lui même.

So what?

Bêtement, j'ai tendance à comprendre dans l'expression "recherche du buzz", l'expression de la quête d'un intérêt personnel au détriment d'autrui. Et non le sacrifice de revenus, d'une position sociale et intellectuelle, d'une réputation, d'un paix extérieure, pour une vie de couple certes plus visible, mais également des campagnes de dénigrement institutionnelles et médiatiques, la promiscuité des médias, la nécessité de chercher un nouvel emploi stable, la politisation d'une vie...

Le père Charamsa a pris le parti de faire le buzz... Comme François. Comme Barbarin. Comme la Manif pour tous. Comme Erbilight. Comme le Cardinal Sarah... Mais lui, c'est le mauvais buzz: celui qui "divise", qui fait se sentir mal, voire se remettre en question les catholiques. Qui ne contredit pas la "désinformation médiatique", voire la renforce... Son tort n'a pas été de faire le buzz, mais d'être du côté obscur du buzz. Il ne s'est pas discredité par sa recherche de la bonne image, mais de celle dissonante dans la grande symphonie médiatique chrétienne, blasphémant contre la célébration sacrée de la modernité et de l'ouverture
synodale catholique.



En ce sens, certains journalistes catholiques connus pour leur vision "ouverte" de l'Eglise ont jugé ce coming out avec sévérité. La spectaculaire et fort peu habituelle agressivité d'Isabelle de Gaulmyn s'appuie sur la dénonciation d'une "confession fracassante – et sans aucun doute soigneusement préparée et orchestrée – ", et elle ajoute que pour  "« marcher ensemble », encore faut-il prendre la même route, sans s’égarer sur les chemins de traverse. Et sans non plus se poster en embuscade, avec comme objectif non avoué d’interrompre toute la démarche." Ainsi, au nom d'une vision stratégique bien comprise autoproclamée de l'ouverture et de l'inclusivité, une journaliste catholique établie et reconnue de l'institution se pose en arbitre de la bonne manière de revendiquer le point de vue des minorités ecclésiales.

Avec plus de sympathie pour la démarche du père Charamsa, François Vercelletto en juge le tempo "contre-productif":


"Ne risque-t-elle pas d'avoir un effet contraire au but recherché ?C'est ce que craint une fédération de catholiques homosexuels, qui s'est précisément constituée, le week-end dernier, à Rome. "C'est un coup de poing en pleine face pour la curie et cela risque de braquer la partie la plus conservatrice", a estime le tout nouveau Global Network of Rainbow Catholics.Le courrier adressé aux pères synodaux,  publié sur la page Facebook du GNRC, moins spectaculaire que le coming out du père Charamsa, n'en est pas moins beaucoup plus constructif."C'est ce que craint une fédération de catholiques homosexuels, qui s'est précisément constituée, le week-end dernier, à Rome. "C'est un coup de poing en pleine face pour la curie et cela risque de braquer la partie la plus conservatrice", a estime le tout nouveau Global Network of Rainbow Catholics.Le courrier adressé aux pères synodaux,  publié sur la page Facebook du GNRC, moins spectaculaire que le coming out du père Charamsa, n'en est pas moins beaucoup plus constructif."

Avec toute la réelle et profonde estime que j'ai aussi bien pour François Vercelletto que pour le GNRC, je suis en très profond désaccord avec leur analyse, qui me parait procéder d'une sorte de péché originel du catholicisme contemporain. L'idée que les vérités d'Eglise s'éclairent d'en haut, de manière intellectuelle et abstraite, dans la spéculation et la "disputatio" plutôt que dans l'observation et le témoignage de la vie concrète des fidèles, avec leurs péchés, leur ignorance et leurs maladresses, mais aussi leurs expériences inédites.

Peut-être (et honnêtement, c'est de toute façon vraiment très très loin d'être gagné) que le synode était parti pour avoir une phrase d'ouverture explicite sur l'homosexualité dans son texte conclusif. Et que du fait du coming out du père Charamsa, il ne comportera qu'un quart de phrase d'ouverture implicite. Et sans doute , on pourra trouver cela dommage. Il me semble cependant que l'acceptation de l'homosexualité comme orientation normale et potentiellement sainte, est passée, pour beaucoup d'entre nous, par la fréquentation personnelle et concrète de personnes homosexuelles, et non par un dialogue de type philosophique ou théologique. Et que l'émancipation progressive des homosexuels en Occident a été beaucoup mieux servie par les coming out un peu médiatiques et les "zap" (au sens d'Act Up) que par les grands dialogues humanistes un soir de vendange entre étudiants catholiques et étudiants homosexuels, ou par les dialogues intellectuels et un peu formalisés politiquement et ecclésialement entre évêques progressistes et tradis. Alors peut-être que le timing du coming out va durcir pendant quelques jours l'ambiance du synode. Je ne crois pas une seconde qu'il peut véritablement polariser davantage les positions, dont tout le monde connaissait l'antagonisme et le caractère tranché des mois avant samedi dernier. Par contre, je crois profondément que les catholiques, dont moi, qui ont appris à accepter la sainteté potentielle ou réelle des couples homosexuels l'ont fait par la prise de conscience et la rencontre des homosexuels autour d'eux, et non par des discussions théoriques ou par leur bienveillance naturelle. Et qu'un coming out à l'entrée d'un synode, quelles que soient les réactions de mauvaise humeur ou d'incompréhension à court terme, est un beau symbole qui a des chances de durer et de marquer les esprits. Le synode (sans nier l'influence divine, mais j'en constatais aussi les effets en aumônerie, et aucun animateur ou responsable ou pasteur se risquait pour autant à négliger la sécurité et la préparation sous prétexte que Dieu pourvoit à tout. La foi n'exclut pas la prise en compte des faits) est une démarche sans doute tout à fait excellente et sainte pour recueillir le fruit de l'évolution des mentalités, mais cette évolution est rendue possible, en matière de moeurs, par la multiplication et la prolifération, à tous les niveaux de la société de l'Eglise, des témoignages de minorités et des coming out, et non par la très hypothétique tolérance des évêques et des experts. Et c'est donc mettre la charrue avant les boeufs, et trahir une espérance naïve plutôt que "constructive", que de vouloir faire taire les témoignages sous prétexte qu'on est à un moment important (on est toujours à un moment important. je ne sais pas à quel moment de ma vie de catholique l'Eglise ne traversait pas un moment importante), et quelle que soient les qualités personnelles de tel ou tel pape. L'acceptation mutuelle ne se décrète pas d'en haute. Les préjugés évoluent quand on découvre que "l'autre" est en fait notre frère ou le type avec qui on rigole au boulot, y compris, peut-être, à la Curie. Et tant pis pour les codes et les convenances!

Isabelle de Gaulmyn rappelle qu'"un synode, c’est un processus qui signifie, étymologiquement « marcher ensemble ». Mais marcher ensemble, c'est aussi accueillir ensemble les péripéties du parcours et les facultés de chacun, quitte à improviser par rapport à la carte et l'horaire initial. Et quelle crédibilité donner à cette marche, quand les voix discordantes sont accueillies comme des trouble-fêtes et des pique-assiettes, , même lorsqu'elles témoignent sur une question à l'ordre du jour du synode?

Et c'est pourquoi il est important d'adopter, à temps et plus encore à contre-temps, un principe d'extrême bienveillance envers tous les coming out LGBT dans l'Eglise, quelles que soient leurs maladresses éventuelles sur le fond et:ou la forme. Pour donner un visage humain à ce point véritablement non négociable dans l'Eglise d'aujourd'hui :

La doctrine actuelle de l'Eglise sur l'homosexualité et les personnes homosexuelles est fausse. Et, plus grave, elle contribue à gâcher, chaque jour que Dieu fait, un peu partout dans le monde, la vie de milliers de personnes, d'ailleurs parfois très croyantes. Si le synode ne change rien de significatif sur cette question, sans nier ses avancées éventuelles sur d'autres points très importants tels que le cas des divorcés remariés, la violence contre les femmes, etc.,  ce ne sera pas parce que les médias se seront trompés, que les progressistes et les LGBT auront pris leurs rêves pour des réalités, que le pape aura trouvé un subtil point d'équilibre. Ce sera juste que les participants qui auront fait pencher la balance du mauvais côté devront un gros paquet d'excuse à Dieu et aux très nombreuses personnes dont ilsauraient pu rendre la vie un peu moins pourrie, et dont ils auront choisi de légitimer l'oppression au jour le jour.

Et AUCUNE AUTRE analyse, qu'elle vienne d'éditorialistes, d'évêques, de théologiens ou de blogueurs, ne sera vraie en faisant l'économie de ce simple constat.