vendredi 31 mai 2013

Judith Butler dans le texte: deux extraits de l'introduction de Ces corps qui comptent 1/2


"Il est donc crucial de concevoir la construction non comme un acte unique ou un processus causal initié par un sujet et culminant dans un ensemble d'effets fixes. Non seulement la construction se déroule dans le temps, mais elle est elle-même un processus temporel qui opère par la réitération de normes; le sexe est à la fois produit et déstabilisé au cours de cette réitération.

Effet sédimenté d'une pratique réitérative ou rituelle, le sexe acquiert ainsi son effet naturalisé et, cependant, c'est aussi en vertu de cette réitération que s'ouvrent des failles et des fissures, qu'apparaissent les instabilités constitutives de telles constructions, ce qui échappe ou excède la norme, ce qui ne peut être entièrement défini ou fixé par le travail répétitif de cette norme. Cette instabilité est la possibilité d'une constitution inhérente au processus même de répétition, le pouvoir qui défait les effets mêmes par lesquels le "sexe" est stabilisé, la possibilité de produire une crise potentiellement productrice au sein de la consolidation des normes du "sexe".

Certaines formulations de la position constructiviste radicale semblent provoquer presque irrésistiblement un moment d'exaspération: de façon récurrente, le constructiviste est perçu comme un idéaliste linguitique, il parait dénier la réalité des corps, la pertinence de la science, les faits supposés irrécusables de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Le critique pourra alors suspecter le constructiviste d'une certaine somatophobie, et cherchera à s'assurer que ce théoricien abstrait admet, au moins, qu'il y a des organes sexuellement différenciés, des différences dans les activités et dans les capacités, des différences hormonales et chromosomiques qui peuvent être reconnues sans qu'il soit fait réfrence à la "construction". Bien qu'à cet instant je veuille absolument rassurer mon interlocuteur, une certaine anxiété prend le dessus. "Concéder" l'incontestabilité du "sexe" ou sa "matérialité", c'est toujours accepter une certaine version du "sexe", une certaine formation de la "matérialité". Le discours à travers lequel intervient cette concession - et, oui, cette concession intervient invariablement - ne contribue-t-il pas lui même à constituer le phénomène qu'il reconnait? Affirmer que le discours est formateur, ce n'est pas prétendre qu'il est à l'origine de ce qu'il reconnait, qu'il en est la cause ou qu'il le compose entièrement; c'est plutôt dire qu'il ne peut y avoir de référence à un corps pur qui ne participe pas à la formation de ce corps. En ce sens, il ne s'agit pas de nier la capacité linguistique de se référer aux corps sexués, mais de modifier la signification même de la "référentialité". En termes philosophiques, on pourrait dire qu'il n'est pas de constat qui ne soit, dans une certaine mesure, performatif.

Pour ce qui est du sexe, donc, si l'on admet la matérialité du sexe ou du corps, cette concession elle-même opère-t-elle, de façon performative, une matérialisation de ce sexe? Et, pour aller plus loin, comment la reconnaissance répétée de ce sexe - qui n'a d'ailleurs pas besoin de prendre place dans un discours ou un écrit, mais peut être "signalée" de façon bien moins explicite - constitue-t-elle la sédimentation et la production de cet effet matériel?

Le critique "modéré" concèdera peut-être qu'une certaine partie du sexe est construite, mais il soutiendra qu'il en est une autre qui ne l'est certainement pas. Il se trouvera alors bien sûr dans l'obligation de tracer la frontière entre ce qui est construit et ce qui ne l'est pas, mais aussi d'expliquer comment il se fait que le "sexe" soit constitué de parties dont la différenciation ne relève pas de la construction. Mais lorsqu'on établit cette ligne de démarcation entre parties ostensiblement distinctes, le "non-construit" se retrouve à nouveau déterminé par le biais d'une pratique de signification, et c'est la frontière censée garantir une partie du sexe de la contamination du constructivisme qui est maintenant définie comme la construction de l'anti-constructiviste lui-même. La construction est-elle quelque chose qui arrive à un objet déjà constitué, à une chose donnée, et arrive-t-elle par degrés? Ou nous référons-nous, des deux côtés, à une inévitable pratique de signification, de démarcation et de délimitation de ce à quoi nous nous "référons" ensuite, de telle sorte que nos "références" présupposent toujours - et masquent souvent - cette délimitation première? En effet, pour se "référer" naïvement ou directement à un tel objet extra-discursif, il faut toujours préalablement délimiter l'extra-discursif. Et dans la mesure où l'extra-discursif est délimité, il est formé par le discours même dont il cherche à se libérer. Cette délimitation, souvent accomplie comme une présupposition non théorisée dans tout acte de description, marque une frontière qui inclut et qui exclut, qui décide pour ainsi dire de ce qui constituera la substance de l'objet auquel nous nous référons ensuite. Cette démarcation est porteuse d'une certaine force normative et en même temps d'une certaine violence, car elle ne peut construire qu'en effaçant; elle ne peut circonscrire une chose qu'en imposant un certain critère, un principe de sélection.

C'est par une opération plus ou moins tacite d'exclusion que l'on déterminera ce qui sera inclus ou non au sein des frontières du "sexe". Si nous remettons en question la fixité de la loi structuraliste qui divise et lie les sexes en vertu de leur différenciation dyadique dans la matrice hétérosexuelle, ce sera depuis les régions extérieures à cette frontière ( non pas depuis une "position", mais à partir des possibilités discursives ouvertes par l'extérieur constitutif des positions hégémoniques). Cela constituera le retour, nécessairement perturbateur, de ce qui est exclu dans la logique même de la symbolique hétérosexuelle.

La trajectoire de ce texte correspondra donc à la recherche des possibilités d'une telle perturbation, mais selon une démarche indirecte: il s'agira ainsi de répondre à deux questions corrélées qui ont été posées aux analyses constructivistes du genre, non pas pour défendre le constructivisme en lui-même, mais pour interroger les effacements et les exclusions qui en constituent les limites. Ces critiques présupposent une série d'oppositions métaphysiques entre matérialisme et idéalisme qui s'ancrent dans les conventions grammaticales, et je voudrais montrer que celles-ci sont redéfinies de façon déterminante par une réécriture poststructuraliste de la performativité discursive telle qu'elle opère dans la matérialisation du sexe." (Judith Butler, Ces corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives des "sexes", Editions Amsterdam, 2009, traduit par Charlotte Nordmann, p. 23 à 26).

12 commentaires:

  1. Bon, au-delà de la logorrhée, un seul argument persiste : "c'est un discours qui prétend séparer le donné du construit, donc même cette séparation est construite" (comme quoi on peut faire plus concis)..

    Et cet argument est idiot.
    - Parce qu'il est auto-justificateur (comme le fameux "si tu refuses la psychanalyse, c'est que tu refoules.." euh ?
    - Parce qu'il peut ainsi être étendu à tout et n'importe quoi.
    Quittons le domaine polémique du sexe pour aller vers autre chose. Par ex. la limite entre humain et inhumain. Si je dis "Judith Butler est humaine", je fais un constat d'un donné ou je construit et l'humanité et Judith Butler ?

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  2. En quoi est-ce contradictoire de dire que tu construis Judith Butler ET l''humanité en disant que tu constates qu'elle est humaine? Ce n'est pas parce que quelque chose est construit (comme une maison) qu'on dit qu'il n'existe pas! On dit simplement qu'il pourrait être déconstruit et reconstruit d'une autre manière. Judith Butler, par exemple, pourrait aussi être vue sous le prisme professionnel (c'est une philosophe), et ce n'est pas nier ce constat qu'elle est philosophe que de dire que par là même, tu contribues à construire la categorie de philosophe ET l'identité de Judith Butler.
    Il me semble néanmoins que Butler reprend peut-être là un argument de Rolland Barthe, qui disait que "le langage est totalitaire" puisqu'il oblige à dire (et à construire des categories qui séparent, et courent le risque de hiérarchiser et évaluer). On pourrait lui opposer que juridiquement, heureusement que le langage oblige à démarquer, séparer, identifier, puisqu'il permet aussi du coup de faire exister, et donc de protéger. Comme l'esclavage qui ne peut plus tenir une fois qu'on a défini les noirs comme humains égaux.

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    1. Olivier, justement, je ne construis rien du tout. Et le fait de l'énoncer ne le construit pas plus : il se borne à constater. On n'a pas "construit" l'humanité le jour où on s'est rendu compte que les noirs en faisaient parti : on l'a simplement constaté. On est sorti d'un aveuglement préalable. Je ne dis pas que la construction s'oppose à l'existence : je dis que des choses existent sans avoir a être construites.

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  3. Merci pour vos réaction. J'y répondrai en détail demain ou après-demain quand j'aurai le temps.

    Deux teasers pour la route:

    - telle que je la comprends, Judith Butler n'est pas une constructiviste "intégrale": elle pense justement l'inachèvement pour ainsi dire structurel de toute construction linguistique, qui créé toujours, de manière immanente, un au dehors qui la remet en cause et la déplace.

    - en ce sens, le langage n'est pas totalitaire, au sens où la norme qu'il réaffirme par la réitération n'est pas seulement créatrice de l'oppression, mais également de la résistance à l'oppression, au sens où la répétition n'est jamais identique à elle-même, mais déplace les significations qu'elle porte dans son propre mouvement, et crée elle-même, parla même où elle s'institue comme norme, la possibilité de sa propre contestation... si j'ai bien compris. ;-) pour Judith Butler, on ne peut pas sortir du fonctionnement normatif du langage (et elle critique finalement plus souvent dans ses livres l'oppression a l'intérieur des mouvements féministe et LGBT qu'au dehors) mais on peut rendre visibles ses mécanismes pour les déplacer de manière cette fois consciente.

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    1. C'est intéressant cet "inachèvement" du langage, je crois que j'y adhère en fait. C'est une réflexion qui intègre la possibilité critique comme immanente au langage, ce qui est fort intéressant. A plus grande échelle, en étudiant les institutions, le sociologue Luc Boltanski faisait sienne cette remarque en soulignant (dans "De la critique" - 2009, p.150): "Il s'ensuit que constater que la vie sociale fait très généralement appel, face au litige ou à sa menace, à des instances susceptibles de dire ce qu'il en est de ce qui est, ne conduit pas nécessairement à considérer que la socialité serait en quelque sorte par essence totalitaire ou "fasciste" (...). Car faisant face aux institutions qui disent ce qui est, se tient la critique, sans doute présente également, mais à des degrès divers et sous des formes différentes dans toutes les sociétés."

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  4. De toute évidence, le fait que l'on ait "constaté" que les noirs faisaient parti de l'humanité prouve bien que l'on avait au préalable construit une définition de l'humanité qui les en excluaient, tu ne peux le réfuter, si? D'ou venait l'aveuglement dont tu parles si ce n'est d'une façon de pensée "construite" par une époque, un contexte historique et politique etc... ? A te lire, je crois entendre la critique habituelle de relativisme absolue faite au constructivisme social, chère d'ailleurs à Benoit XVI. Critique entendable d'ailleurs, mais qui ne propose pas autre chose qu'une définition de la Vérité comme un absolu qui ne souffre ni contexte historique, ni réinterprétation des évènements, ni relationnalisation des choses entre elles (ou intersectionnalité, comme l'entendent les études sur le genre). Mais bon, tu prétends ne pas opposer construction à existence, donc soit. En revanche, dans la mesure ou toute perception passe par un processus d'interprétation mental, il me semble douteux de soutenir que ce qui existe n'a pas à être construit. On ne peut comprendre "la réalité" comme un donné à moins d'être Dieu et de pouvoir manier l'omniscience, l'ubiquité et c'est là chose humainement impossible. Il me semble enfin que c'est faire erreur que de croire qu'un "constat" est par définition neutre, innocent ou flottant au dessus de la société qu'il décrit. Lire par exemple les travaux de Laqueur, qui regarde comment on a "constaté", à une autre époque, que homme et femme étaient unisexes sous prétexte que leurs organes pouvaient s'intervertir du dedans vers le dehors, et vice versa. On avait alors "constaté" qu'il ne fallait pas qu'une femme saute par dessus un feu sous peine que la chaleur fasse descendre les testicules internes de la femme. On voit bien là que ce qui se pense comme un "constat" biologique à l'époque reposait sur une construction de ce qu'est le sexe, qui invitait en retour à une opération de catégorisation de ce que doit être amené à faire ou ne pas faire une femme etc....

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  5. Tu réalises bien, cependant, qu'il ne s'agit pas de disserter indépendamment de ce qu'EST réellement l'humanité. A savoir : les deux visions de l'humanité (noirs inclus ou exclus) ne sont pas équivalentes. L'une d'entre elles ne correspond tout simplement pas à ce qu'EST l'humanité. Ce ne sont pas deux constructions de même valeur.

    Quand je réfute l'idée de construction, je ne réfute pas qu'il y ait une distance du mot à la chose. Je dis que le mot renvoie à une chose concrète, et qu'on doit tendre à MINIMISER cette distance du mot à la chose. Sinon, on fait de la poésie, mais on n'est pas dans le réel. Concevoir un monde à cinq genres, ce n'est pas juste une autre construction ; c'est une erreur conceptuelle.

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    1. Oui, ce ne sont pas 2 constructions de même valeur cher ami, ce sont néanmoins 2 constructions quoi qu'il en soit. Après, je ne suis pas d'accord que le mot masculin ou féminin renvoie à une chose concrète. Tout au plus, mâle ou femelle renvoie-t-il de la manière la moins distante au sexe dont sont dotés les personnes. Mais je me méfie d'une substantialisation des choses, piège propre à l'essentialisme.
      Après, je n'ai lu nulle part ailleurs que dans la reformulation biaisée des études sur le genre (la soit-disant "théorie du genre") que fait l'Eglise qu'il existerait "5 genres". Peut-être je me trompe, mais tout au plus les études sur le genre décryptent-elles plus précisément la façon d'on s'incarnent la bipartition "genre masculin"/ "genre féminin" à travers 5 types d'orientations sexuelles (hétéro, homo, transsexuel, asexuée, bi). Je n'ai lu nulle part qu'il existait 5 genres. Enfin, à titre de rappel, je citerai là Judith Butler, qui récusait l'idée d'un monde « où on s’éveillerait le matin, on puiserait dans son placard, ou quelque espace plus ouvert, le genre de son choix, on l’enfilerait pour la journée, et le soir, on le remettrait en place » (Bodies that matters). Il faut un haut degrés d'accord sur ce qui fait l'objet d'un désaccord, et je crains qu'on n'ait pas atteint ce degré là pour l'instant M Sexualité selon JPII! ;)

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    2. Sur les cinq genres/sexes/... (on ne sait plus !)
      http://capone.mtsu.edu/phollowa/5sexes.html

      Rien de très ecclésial là dedans, ne vous en déplaise.

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  6. Merci de cet article! Fascinant! Vous me clouez le bec! Bon, elle ouvre donc un débat en se reposant sur l'analyse des 2% de cas biologiques (de la réalité du réel qui vous tient à coeur autant qu'à moi) de personnes intersexes, et sur comment le fait de vouloir les ranger dans du "male / femelle" et par suite dans des processus "genre masculin genre feminin" nous impose de leur faire subir des opérations tout jeunes qu'ils n'auraient pas forcément choisi. En ce sens, il y a un acte politique posé, puisque reposant sur la grille peut être trop étroite feminin/masculin. Pourquoi alors repousser le débat d'un revers de main, si c'est une réalité biologique? Peut être que comme pour la vision unisexe qui régnait autrefois (Laqueur), nous decouvrons qu'une conception bisexe a aussi des limites. Ce que nous appelons intersexes est peut etre en effet deja biaisé, puisqu'il s'agit d'une definition batarde, et non une definition en soi, comme Freud disait que la femme est un homme inabouti en supposant qu'elle veut un penis. Cela pose a mon sens la question de définir le mot sexe (doit-on n'en faire qu'une définition biologisée?) et par suite ce que l'on fait du concept de genre. J'aimerais vous entendre sur cette catégorie de l'humanité que nous risquons d'exclure de la definition male/femelle que nous pensons spontanément, avec des arguments si possible (qu'on sorte d'un dialogue d'égos pour rentrer dans un débat). Vous parlez d'erreur conceptuelle. L'erreur ne viendrait-elle pas d'une mauvaise observation de la réalité?

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    1. Olivier, ça aura au moins eu le mérite de vous prouver que notre position n'est pas une reductio ad biologia, un biologisme simpliste.

      Depuis Aristote (ça fait un bail), on sait distinguer dans un concept ce qui relève de l'accident. Les cas à la marge que décrit l'article sont manifestement des accidents... Structurer l'ensemble de la pensée sur un concept autour de ses accidents est quand même la meilleure manière de louper ce qui lui est propre..

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  7. Fair play, j'entends et accepte l'argument. Même si vous n'avez pas répondu à la question de "que faire" de ces 2%? Par ailleurs, je soulignerais quand même dans une optique propre à l'ecole de sociologie de Chicago (Goffman / Becker) qu'étudier la marge n'est pas tant dans l'idée de poser un jugement moral que de regarder ce que cette marge nous apprend de la norme et des impensés. Les déviants ne sont pas déviants parce qu'ils dévient mais parce qu'ils sont étiquetés comme déviants. A cet égard je ne peux souscrire entièrement au fait que "les accidents" ne puissent jamais soulever de remise en question sur la majorité et les normes qu'elles risque de dicter parce qu'elle est majorité

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