Cet article n'est pas de moi, mais d'Ataraxia, un lecteur régulier de mon blog, qui se trouve par ailleurs être agrégatif en sociologie (ENS Cachan), et membre de la Conférence Catholique des Baptisé.e.s Francophones. Sur le même sujet, je conseille également vivement la lecture de la rubrique "sociologie de l'humour" du blog Une Heure de Peine..., qui est animé par Denis Colombi, doctorant en sociologie et professeur de sciences économiques et sociales.
En Géorgie du
Nord, un petit plaisantin a cru bon de mettre de la colle forte sur les
cuvettes des toilettes d'un magasin. La dame prise au piège en est
ressortie gravement blessée. Les propos qu'elle tient aux journalistes sont
frappés au coin du bon sens : « ce n'était pas drôle. Ce n'était
pas drôle du tout. La personne qui a décidé de faire ça a blessé quelqu'un. Ce
n'était pas une blague ». Il ne viendrait à personne l'idée d'excuser
l'auteur de ce geste, stupide et nocif, sous prétexte que c'était de l'humour.
Tout individu, en pleine possession de ses moyens, est responsable de ses actes
et doit en assumer les conséquences.
Pourtant,
lorsqu'il s'agit d'humour « verbal », cette excuse est pourtant
omniprésente. Qui n'a jamais sorti cette excuse débordante de mauvaise
foi : « mais non, c'était une blague !» après avoir sorti une
grosse bourde qui a mis son ou ses interlocuteurs mal à l'aise. Sur internet et
autres supports de média, la conviction de pouvoir dire tout et n'importe quoi
au nom de l'humour est particulièrement visible. Les auteurs de contenus
audio-visuels ou d'articles se réfugient souvent derrière la fameuse phrase de
feu Desproges, presque devenue cliché tant elle est ressortie à toutes les
sauces : « on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui ».
Hélas, ils ne s'attardent pas sur cette autre phrase de cet humoriste
inégalé : « j’aime bien le
langage, le verbe. Quand on peut le manier, c’est un outil formidable : sans se
salir les mains, on peut tuer quelqu’un, l’humilier avec un mot qui vient
bien ». C'est
une porte grande ouverte, que nous enfonçons là. Il est facile de blesser
quelqu'un par des mots. Si je me moque d'un aspect physique qui fait l'objet
d'un complexe chez un individu, je peux gravement l'atteindre et il serait
normal que je m'excuse au-près de lui.
Pourtant,
Desproges disait des horreurs, qui prises au premier degré, pourraient paraître
sexistes ou racistes. Pourtant, il apparaît comme une évidence que c'est pour
rire. Quand le Palmashow s'amuse dans ses sketchs à concentrer tous les clichés
possibles et imaginables, personne ne s'en offusque, le second degré paraît là
aussi être évident. Si dans les deux cas les humoristes arrivent à faire rire
sans blesser, c'est parce qu'ils maîtrisent ce que les ethnologues appellent l'indexicalité. Sous ce nom barbare, se cache une
idée simple, le sens d'une phrase dépend de son contexte. Elle n'aura pas la
même signification en fonction de la personne qui la prononce, du lieu, du ton
employé, de l'actualité, etc...
Les
ethnologues articulent le concept d'indexicalité à celui de réflexivité. Rien à voir avec les ensembles et
applications, il ne s'agit pas d'une relation binaire où tout élément d'un même
ensemble est relié avec lui même. Deux personnes confrontés à un même contexte
vont l'interpréter différemment notamment parce qu'elles ont une façon de voir
les choses différentes, notamment en raison de leur vécu propre. L'enjeu de
l'humoriste consiste à faire disparaître les ambiguïtés qui risquent de créer
des malentendus ou des quiproquos fâcheux.
Si
un humoriste ne contrôle pas la réflexivité des spectateurs, il peut en
revanche agir sur l'indexicalité du contenu qu'il crée. Paradoxalement,
Dieudonné sait très bien jouer avec. Dans son spectacle intitulé 1905, écrit
juste avant que le comédien assume son engagement antisioniste, le sketch du conseil de discipline d'une
collégienne voilée rassemble plusieurs personnages qui accumulent
les clichés, que ce soit l'archétype de la caricature du juif, du musulman, du
chrétien, du professeur, etc...Les traits caricaturaux à outrance nous éloigne
dans ce cas de tout soupçon de racisme quelconque. A l'inverse, la très forte
ambiguïté de la quenelle ou de la chanson shoananas pose de nombreuses questions
sur l'antisémitisme de ces démarches.
Pour
reconnaître un humour orienté ou biaisé, il suffit de voir si les propos vont
tous dans le sens d'une même idée. Dans un numéro de radio usul,
qui réunit des youtubeurs connus, les intervenants avaient souligné ce problème
dans la websérie « minute papillon » qui s'attarde sur un sujet de
société comme la peine de mort, le suicide, les grèves ou le féminisme. Sans rentrer dans le détail du clash qui a
suivi, qui est plutôt inintéressant, je voudrais m'attarder sur ce point fondamental
qu'a soulevé Usul :
Lorsque Kriss défend l'idée qu'il peut faire une vidéo sur la peine de mort, une vidéo qui dit clairement, face caméra, que son retour est souhaitable car certains la mériteraient mais, qu'ensuite, il nous explique que ce n'est pas le fond de sa pensée, là je suis septique. Pourquoi diffuse t'il des idées auxquelles il ne croit pas? pour le buzz? pour l'amour de l'humour? Se rend il compte que sa vidéo flattera les plus ardents défenseurs du retour à la justice expéditive? Comment cela se fait il que lui, qui respecte manifestement assez l'humain pour considérer par exemple que puisqu'il y a des erreurs judiciaires, il faut faire en sorte que la justice puisse revenir sur ses jugements et que la peine de mort rend, de fait, ces procédure délicates, comment se fait il qu'il fasse une vidéo défendant l'opinion contraire?Lorsqu'on en vient à défendre une thèse, publiquement, sans ou avec humour, on sait qu'on répand des idées, des mots, des pensées, des arguments, que chacun reprendra, analysera, réfutera ou acceptera selon son propre parcours. On fournit du grain à moudre comme on dit. Il faudrait être sot pour prétendre que cela n'a aucune influence sur le public qui reçoit ces thèses et ces arguments, aussi intelligent soit il.
Se cacher derrière le fait que "c'est de l'humour" ne règle pas tout, loin de là, ça ne fait que complexifier le problème.
Le vidéaste
a beau affirmer ultérieurement qu'il ne défend pas ces opinions, l'ambiguïté
est toujours là au visionnage. Il suffit de lire les commentaires douter du
fait que ceux qui défendent l'humour de l'auteur prennent réellement ce qui est
dit au second degré.
Le but de
cet article n'est nullement de défendre la censure, bien au contraire, pour
reprendre encore une fois Desproges, « il faut rire de tout. C'est
extrêmement important. C'est la seule humaine façon de friser la lucidité sans
tomber dedans. » Si un créateur de contenu est responsable de sa
réception, il ne l'est pas pour autant des contresens qui sont des erreurs
manifestes de compréhensions. Néanmoins, et cela ne vaut pas que pour l'humour,
quand on s'adresse à d'autres personnes, il faut savoir faire preuve d'une
certaine déontologie. Dire « c'est de l'humour, il ne faut pas le prendre
au premier degré » ne marche pas. Il relève de la responsabilité de
l'auteur de dissiper les ambiguïtés pour éviter les malentendus et blesser les
gens. Être libre, c'est être responsable et accepter la liberté d'expression
des autres qui peuvent critiquer ce que vous faîtes. Bien sûr, cela n'exonère
pas les détracteurs d'adopter une attitude constructive.
Oui, on peut
rire de tout, certes pas avec n'importe qui, mais surtout pas n'importe comment
et le tout sans s'offusquer de la critique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire