Cet
article n'est pas de moi mais d'Ataraxia, agrégatif
en sociologie (ENS Cachan), et membre de la Conférence Catholique
des Baptisé.e.s Francophones. Il s'agit de son deuxième billet
publié sur ce blog, après un
premier consacré à une analyse sociologique du lien
humour/responsabilité personnelle.
Emilie Lanez, dans la
plus parfaite tradition du Point qui consiste à suivre les propos
démagogiques en vogue pour surfer dessus, a écrit un article sur le
genre et John Money. Sans aucun esprit critique, elle reprend en
compte l'argumentation des détracteurs de la « théorie du
genre » avec toutes leurs factuelles.
Pour commencer, John
Money n'est pas le premier à avoir formulé le concept de genre en
1972. Avant lui, il y a eu Robert Stoller qui a écrit Sex and
Gender. On the development of Masculinity and Feminity en 1968,
soit quatre ans avant. Robert Stoller était psychiatre et travaillait
avec des patients transsexuels. Il en est amené à distinguer le
sexe biologique et l'identification psychologique à un sexe ou
« identité de genre » (gender identity). Certains
individus ne s'identifient pas à leur sexe biologique initial, d'où
un possible recours à la chirurgie pour que le sexe de l'individu
puisse concorder avec son ressenti psychologique. Quatre ans plus
tard, deux psychologues, John Money et Anke Ehrhardt1
avancent la notion de rôle sexué ou « rôle de genre »
(gender rôle). Leur thèse est qu'on peut réassigner un sexe à un
individu en lui faisant assimiler les rôles de genre pour que son
identité de genre se conforme à son nouveau sexe. Cette thèse
débouchera sur l'expérience catastrophique de la réassignation de
sexe de David devenu Brenda Reimer. Money et Ehrhardt restaient des
partisans d'une stricte différenciation des sexes avec une
identification aux sexes qui passaient par la conformité aux rôles
de genre2.
On est loin du féminisme et des études de genre qui se sont
inscrits justement dans la volonté de déconstruire ces rôles de
genre.
Comme le souligne Eric
Fassin, « l'invention psy du genre » a rencontré
« l'entreprise féministe de dénaturalisation du sexe ».Ce
n'est pas Judith Butler mais Ann Oakley qui va populariser la notion
de genre dans les sciences sociales, en 1972, même année que la
publication de l'ouvrage de Money et Ehrhardt. Il s'agit encore là
d'une autre erreur factuelle commise par Emilie Lanez. Ann Oakley3
distingue le « sexe » qui renvoie à la
distinction biologique mâle/femelle et le « genre »
qui est la distinction culturelle masculin/féminin. Le genre repose
ici sur les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes. La
prise de conscience de ce phénomène est ancien, on peut remonter au
fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de
Simone de Beauvoir dans le deuxième sexe (1949. Mais on peut aussi
relever cette phrase de Balzac : « L'une des gloires de
la Société, c'est d'avoir créé la femme là ou la Nature a fait
une femelle »4.
Il n'y a pas besoin d'aller voir
des tribus en Océanie, comme Margaret Mead, pour constater que les
différences homme/femme varient selon les cultures et donc dans le
temps et l'espace. La place de la femme n'est pas la même en Arabie
Saoudite qu'en France et dans cette dernière, elle a
considérablement évolué en 50 ans.
S'il
est vrai que le concept de rôle de genre a été inventé par Money
et Ehrhardt, c'est leur réappropriation par les féministes et les
sciences sociales qui vont donner naissance aux études féministes
(très présentes en France, sous l'impulsion particulière de
Christine Delphy qui étudiait les « rapports sociaux
de sexe », concept quasi
identique au genre) et aux études de genre. Néanmoins, on est loin
de la négation du sexe biologique et surtout, il ne s'agit pas de
réassigner un sexe aux individus. Il s'agit bien d'étudier ce qui
produit le genre, c'est à dire les différences culturelles entre
homme et femme.
C'est
là alors qu'intervient la critique par Judith Butler des études de
genre dans son ouvrage « Trouble dans le genre :
le féminisme et la subversion de l'identité »
en 19905.
Elle souligne le fait que le sexe comme tout concept est performatif.
Un objet existe en tant que lui même mais le nom que je lui donne et
la définition que j'accole au nom relèvent de l'exercice de ma
pensée. L'objet est accolé au concept par l'énonciation6.
Il ne s'agit pas de nier la réalité naturelle mais de faire
abstraction de la signification sociale, que l'on peut en tirer.
Judith Butler ajoute que la division du monde entre hommes et femmes
est produite par la « matrice hétérosexuelle ». Évoquer
l'existence d'homme et de femme a un sens dans la reproduction et
surtout dans le cadre de ce que Judith Butler appelle
« l'hétérosexualité obligatoire » qui
veut maintenir cet ordre reproductif hiérarchisant hommes et femmes.
Le genre devient ici « un « diviseur »,
au sens d'un système de relations sociales produisant deux sexes
posés comme antagonistes : les hommes et les femmes »7
La division binaire du sexe alimente un débat très vif, notamment en matière d'intersexuation [note de Darth Manu: suite notamment aux revendications d'associations d'intersexués, qui vivent le recours systématique à la chirurgie réassignatrice comme une violence et réclament le droit de choisir]. En France, en présence d'ambiguïté sexuelle chez un enfant, une commission de médecin décide du sexe à attribuer à l'enfant. La Société Française d'Imagerie Pédiatrique (SFIP) précise :
La division binaire du sexe alimente un débat très vif, notamment en matière d'intersexuation [note de Darth Manu: suite notamment aux revendications d'associations d'intersexués, qui vivent le recours systématique à la chirurgie réassignatrice comme une violence et réclament le droit de choisir]. En France, en présence d'ambiguïté sexuelle chez un enfant, une commission de médecin décide du sexe à attribuer à l'enfant. La Société Française d'Imagerie Pédiatrique (SFIP) précise :
« La décision est collégiale dépendant
de l'anatomie génitale externe et des possibilités de
reconstruction, de l'anatomie génitale interne et de ses capacités
fonctionnelles, de la cause exacte de l'ambiguïté. Le choix doit
être rapide, il faut absolument éviter d'avoir à modifier le sexe
choisi.
Du point de vue chirurgical, l'intervention de
féminisation est plus simple(créer un vagin et réduire un organe
clitorido pénien) et donne de meilleurs résultats que
l'intervention de virilisation». On n'est pas très loin de John
Money …
Sortir d'une vision binaire et de l'assignation à
un sexe, plutôt donc dans l'inspiration de Butler, reviendrait à
laisser les enfants choisir. C'est
le choix qu'a fait la Suisse [Note de Darth Manu: l'enfant choisirait quand il serait en âge de l faire, selon l'article en lien: soit "entre 10 et 14 ans", et à tout âge, l'enfant et la famille seraient accompagnés par une équipe pluridisciplinaire]. L'Australie et l'Allemagne
sont allés encore plus loin en permettant l'inscription d'un sexe
« indéterminé » sur l'état civil.
Il
n'y a pas une théorie du genre mais plusieurs approches qui
existent. S'il y a un bien un concept en sciences sociales qui
continue de faire l'objet de nombreux débats, c'est bien le genre.
Le terme « théorie du genre »
est tout à fait réducteur vue la diversité du champ en sciences
sociales et de surcroît dangereux car il jette l'anathème sur
l'étude de ce qui constitue la différenciation culturelle entre
homme/femme revient à vouloir faire interdire tout débat sur la
construction sociale des stéréotypes sur le masculin et le féminin.
Enfin,
je terminerai par la dernière erreur d'Emilie Lanez qui est que le
reportage d'Harald Eia a eu pour conséquence directe la fin de la subvention par le
gouvernement norvégien du Nordic Gender Institute (NIKK). Il aurait suffi que
notre journaliste, hélas très mal documentée, aille sur
www.gender.no pour constater que
les pouvoirs publics norvégiens sont toujours très impliqués dans
la promotion des études de genre. Le NIKK,
l'institut violemment critiqué par Harald Eia, existe toujours et
le conseil des ministres nordiques a décidé de le placer sous la
tutelle suédoise jusqu'en 2015. Si Emilie Lanez, avait poussé la
curiosité un peu plus loin, elle aurait vu que l'objectivité
d'Harald Eia était fort critiquable. Ce dernier oublie de préciser
que Baron Cohen (non pas l'acteur qui joue Borat, mais son frère)
n'a pas été reconnu pour ses travaux sur l'hypothèse de l'extreme
male brain (emb) mais pour ses travaux antérieurs. De plus, les
résultats du professeur Baron Cohen sont très peu significatifs
(des p-values nettement supérieures à 0,05) et l'étude en
elle-même souffre de nombreux biais, comme
l'a souligné le blog scientifique allodoxia.
Bref,
Emilie Lanez ferait mieux de lire ce
billet du GenERe,
laboratoire sur le genre à l'ENS Lyon, pour prendre un peu de recul
sur les rumeurs qui courent et comprendre ce qu'est le genre.
1Money
J., Ehrhardt A., Mand and Woman, Boy and Girl, Baltimore,
John Hopkins University Press, 1972
3Oakley
A. , Sex, Gender and Society, London Temple Smith, 1972
4(Balzac,
Secrets Cadigan, 1839, p. 320)
5La
traduction française a été publiée en 2006, on pourra toujours
admirer la bravoure de Cynthia Kraus qui a du traduire la prose pas
toujours accessible de Judith Butler.
6Un
des exemples de performativité les plus connus est lorsque le maire
dit à deux époux dans le cadre d'un mariage hétérosexuel:
« je vous déclare mari et femme », les époux
deviennent maris et femmes par la phrase énoncée par le maire.
Mais on peut l'élargir à la définition des concepts. Si l'on
prend l'exemple d'un renard, il existe indéniablement dans la
nature, mais il devient renard parce que je l'ai nommé renard et
que j'ai établi une définition du concept renard.
7Bereni
L., Chauvin S., Jaunait A., Revillard A., Introduction aux
études sur le genre, De Boeck, 2e édition revue et
augmentée, 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire