mardi 24 février 2015

Identité collective et conditions de reconnaissance


Je ne me suis pas joint, il y a un mois et demi, aux nombreux blogueurs qui ont écrit à propos des attentats et de leurs suites. Pas par désapprobation de cet exercice en lui-même, mais parce que j'avais le sentiment de n'avoir rien à partager de particulièrement intéressant ou édifiant. Un peu aussi par méfiance vis-à-vis des diverses émotions que je sentais aller et venir en moi. Et enfin par lassitude, tellement, derrière l'émotion et le sentiment d'horreur bien réels, les réactions et analyses des uns et des autres paraissaient souvent tellement prévisibles et tellement vaines (mes propres réactions incluses dans ce constat).

Je n'ai toujours rien à dire de particulièrement pertinent à propos des attentats en eux-mêmes, et je vais donc m'abstenir. Par contre, j'ai remarqué que certains internautes, blogueurs, journalistes, éditorialistes, etc. se sont appuyés sur ces événements, et les réactions qu'ils ont suscités dans l'opinion publique, pour essayer d'en tirer diverses réflexions sur le thème de l'identité. C'est sur ce dernier que je voudrais revenir ici.

On a assisté pendant plusieurs semaines à une joute sémantique assez virulente, et en même temps, de mon point de vue, assez dérisoire, sur ce que les uns et les autres estimaient être ou ne pas être: "Je suis Charlie", "je ne suis pas Charlie mais avec", "je ne suis pas Charlie mais tout ce qu'il a sali et insulté", "je suis policier", "je suis juif", "je suis français" (et bien sûr, pour certains "je suis tel ou tel terroriste"). On a a eu ceux qui se sont senti heurtés par l'injonction de faire corps avec des personnes dont ils désapprouvent les valeurs, ou d'"être" un journal qu'ils détestaient. On a ceux, en retour, qui se sentaient "être Charlie" et qui se se sont sentis blessés par le soupçon de conspiration hégémonique qu'ils ont perçus dans les reproches de ceux qui ne voulaient pas être Charlie. On a ceux qui ont retourné le slogan à des fins militantes. On a ceux enfin qui ont tenté de dépasser l'antagonisme autour de Charlie par des identités qu'ils estimaient plus fédératrices, voire universelles:

- Comme une culture commune:

" Il y a un problème, c’est celui d’une identité collective qui ne signifie plus rien et qui n’a plus rien à offrir, et d’une prolifération d’identités de substitution, dont certaines empruntent à l’islam des atours gratifiants sans parvenir à masquer le vide absolu de significations dont elles sont porteuses." (Philarête, L'esprit de l'escalier, "Je suis perplexe").
- Comme une identité nationale:
" Il va falloir aussi être, un peu. L'avoir a fait son temps. Il ne comble pas l'Homme. Surtout pour ceux qui n'ont rien.[...]
 Alors, je veux savoir qui nous sommes. Pas au prix d'un débat dirigé et mal engagé, sur un fond d'immigration et d'islam, malgré le contexte. Non, pas pour savoir ce que je ne suis pas, ce que seraient les autres, pas pour me construire par opposition et par exclusion, mais au nom de ce que nous avons accompli de beau, de grand, au nom de notre contribution au monde. [...]
Oui, je tâtonne. Mais je sais que je suis Français, d'une terre de culture et de liberté, de foi et de raison, terre des Lumières et terre chrétienne, universelle et nationale. Oui, il est plus que temps de reconnaître nos inspirations multiples, et de cesser de nier la participation des Lumières ou la contribution chrétienne, cesser d'amputer notre Histoire et notre culture. Il est temps de reconnaître que l'amour de notre pays ne nous a jamais empêchés de vouloir porter un message universel - pas un message de soumission mais de liberté - et que notre identité nationale et nos aspirations universelles ne sont pas contradictoires. Notre identité nationale n'est pas un repli mais au contraire la source d'un beau et grand message universel. Notre identité française est le camp de base de notre aspiration universelle. Peut-être pouvons-nous d'ailleurs songer encore à notre situation géographique originale, cette terre carrefour, qui intègre et qui irrigue, qui s'enrichit et qui diffuse." (Koztoujours, "Charlie, Danois, Juif, Copte, Français: qui sommes-nous?", Figarovox).
 - Comme un roman national:

"Las, cette communion commence à être tâchée par l’attitude maladroite, pour ne pas dire misérable, de certains. La flamme de l’unité nationale n’aurait-elle consumé qu’une allumette avant d’être déjà balayée par le vent mauvais de la politique conduite par nos responsables actuels, tous bords confondus ? Déjà, on exclut certains Français (dont je ne suis pas un fervent défenseur, loin s’en faut) d’une marche labellisée « républicaine ». Déjà, on soupçonne que la liberté d’expression, sacrée hier, redevient déjà sujette à conditions aujourd’hui.[...]
 Et c’est à ce niveau que se situe peut-être le drame national d’aujourd’hui. Ce drame est vieux : ne serait-ce pas le même qui a conduit le pays à se diviser sous les coups de boutoir allemands quand d’autres unissaient leurs forces sans état d’âme (Oui, je tourne mon regard du côté de la perfide Albion) ? De quelle maladie pluri-décennale souffre donc la France pour que sa classe politique ne puisse même plus s’unir devant les périls qui font désormais bien plus que la menacer ? Comment dès lors s’étonner qu’un pays moribond ne puisse proposer un roman national plus alléchant pour une jeunesse désœuvrée, sans avenir, sans idéal et sans lien qu’une épopée sanglante, qu’elle soit irakienne, syrienne… ou française ?[...]
 L’espoir est donc fragile, il ne semble reposer que sur la « spontanéité nationale », mais hier, il était palpable. Ne laissons pas ce qu’ils osent appeler la « République », et qui n’est que le fantôme d’un pays qu’ils ont dépecé, couper ce mince fil d’Ariane. Car, pour mince qu’il soit, il témoigne d’un reste d’identité profondément enfoui et qu’on ne déracinera pas si aisément. Hier, plus que dimanche prochain, nous avons retrouvé la France." (Henry le Barde, Le temps d'y penser, "Quelques lignes sur Charlie", passages graissés par l'auteur).
J'aime bien cette expression: "roman national", quand la question posée est celle de l'identité. Elle illustre bien que l'identité n'est pas une essence abstraite, une vérité éternelle, mais qu'elle est un récit, le dépôt d'une histoire, une sédimentation de décisions et d'évènements particuliers.

En même temps, si je l'aime bien, c'est aussi parce qu'elle me rappelle le malaise qui surgit presque immanquablement en moi, dès lors lors qu'il est question d'identité ou de culture commune, de racines collectives etc.

Au moins autant, sans doute, pour des raisons qui touchent à ma sensibilité personnelle, à mon vécu particulier et contingent qu'à des arguments objectifs rationnels: parce que j'ai beau avoir fait des études littéraires et comprendre intellectuellement qu'il y a sans doute plus de nourriture pour l'esprit dans un roman ou une pièce de théâtre "reconnus" que dans beaucoup de manga et de romans de science-fiction, je n'arrive toujours pas à avoir plus de goût pour les premiers que pour les seconds. Parce que j'ai visité x musés  quand j'étais petit et que je n'arrive plus à y mettre les pieds de moi-même . Parce que j'ai écouté tous les jours que j'ai vécu sous le toit parental de la musique classique, et que j'achète uniquement du metal (je ne cherche pas à opposer culture populaire et académique, ni à faire le procès de la seconde. Beaucoup de personnes  aiment d'ailleurs les deux, en toute connaissance de cause. J'expose juste une limite personnelle, qui sur le sujet qui nous occupe,relève du du biais cognitif). C'est une lacune importante dans la constitution de mon identité personnelle, j'en conviens volontiers. Mais qui m'a rendu profondément résistant aux injonctions à cultiver un goût commun, à concevoir de manière positive une identité culturelle collective. En partie pour de mauvaises raisons, que je viens de résumer. En partie aussi, et j'espère que c'est une meilleure raison, parce que je ne conçois pas de récit, de "roman", véritablement collectif. Que toute narration traduit pour moi, nécessairement l'hégémonie d'un, ou d'une poignée, de points de vue particuliers, au détriment d'autres.

Je ne vais pas "démontrer" dans ce billet cette affirmation, d'ailleurs pas particulièrement originale. Je vais juste formuler trois remarques, par lesquelles je vais tenter de préciser le malaise que j'ai ressenti à la lecture des articles cités ci-dessus:

1) Sur l'angle "culturel" du débat:

 Je réserve le traitement détaillé de cette question à un futur billet, une fois que j'aurai lu le livre récent de François-Xavier Bellamy sur le sujet. Pour l'heure, je vais très brièvement me cantonner à l'expression d'un ressenti: mon étonnement quand à la place centrale que prend la question de la transmission d'une culture académique dans l'analyse des difficultés sociales et politiques de notre société française, sous la plume de divers essayistes, blogueurs et intellectuels catholiques.

Cet étonnement ne s'identifie pas à un rejet ou à une dévalorisation de la transmission culturelle, ni à une apologie de l'ignorance ou de l'inculture. A mon très modeste niveau, je concède que ma formation intellectuelle m'a ouvert des perspectives, en termes de capacités d'analyse, d'esprit critique, de connaissances sur lesquelles appuyer mon jugement, de facilités d'expression, que je n'aurai probablement pas eu sans elle. Je peux plus, dans certains domaines de la vie commune plus ou moins généraux, du fait de ce savoir et de ces compétences qui m'ont été transmis. Je suis conscient également que loin de se résumer à une antienne réactionnaire, ce thème de la transmission culturelle est central dans la manière dont l'identité républicaine s'est comprise et constituée. Lorsque les pères positivistes de la Troisième République, Gambetta, Littré, Ferry, ont cherché à pallier aux débordements révolutionnaires et à répondre aux critiques de la légitimité du suffrage universel, c'est sur l'éducation du futur citoyen à des valeurs communes, universelles, qu'ils ont fondé la valeur démocratique du vote populaire. Enfin, même pour critiquer le caractère hégémonique d'une certaine culture institutionnelle, et ses conséquences politiques, il est évident que bien connaitre cette dernière aide.

Pour autant, si ma (relative)  culture me donne un certain pouvoir, une certaine capacité d'agir, je ne suis pas sûr qu'elle me permette d'être davantage, ou plus profondément, qu'elle me permette véritablement de donner une identité morale, normative pour mon existence et ma relation à autrui, à cette capacité d'agir.

 Je ne puis m'empêcher d'évoquer, sur le mode du témoignage empirique, les sept années que j'ai passées en tant qu'administratif de catégorie B dans un établissement d'enseignement supérieur, avant de partir en 2013 sur une toute autre affectation. J'y ai fréquenté quotidiennement des professeurs éminents, et des chercheurs mondialement reconnus, et aussi des collègues administratifs qui pour certains avaient des doctorats ou des formations d'ingénieurs, mais qui pour d'autres avaient arrêté leurs études quelque part entre la seconde et la L2 (et qui pour certains se sont formées en autodidactes, mais pas tous, m'a-t-il semblé). Et j'ai travaillé avec les uns et les autres, en vue de l'intérêt de l'établissement, des étudiants, etc. Tant chez mes collègues administratifs qu'enseignants chercheurs, à tout niveau de formation et de curiosité intellectuelle, j'ai rencontré des personnes très riches humainement, et attachées à l'intérêt collectif, qui m'ont beaucoup apporté. Et d'autres, malheureusement, qui m'ont parues centrées sur leur intérêt propre et fermées à tout dialogue, voire, pour une minorité, à une certaine forme d'humanité et de décence qu'on pourrait croire élémentaire.

Ces comportements ont pu s'exprimer (ou non) de façon diverse suivant la formation des uns et des autres, et leur statut, administratif ou enseignant, avec des expressions différentes, mais j'en ai retiré la conviction, certes empirique, que si la culture augmente par certains aspects notre capacité à prendre en main notre vie, elle n'humanise pas à proprement parler, elle ne nous rend pas meilleurs. Peut-être plus habiles, peut-être davantage capable de faire bonne figure d'un point de vue social, mais pas davantage disposer à donner de nous-même pour le "bien commun" ou "l'intérêt général". Ou à être plus attentifs aux plus faibles. Pas toute seule en tout cas. Elle ne suffit pas à nourrir notre volonté de vivre ensemble.

Certes, on peut concéder que de manière formelle, l'acquisition d'une culture générale nous pousse en dehors de nous mêmes, et nous met à l'école de l'univers d'autrui, nous ouvre à une certaine altérité, nous éduque à la pluralité des points de vue, voire à une certaine aspiration à l'universalité. Mais je ne crois pas qu'elle augmente en nous, par elle-même, l'empathie, la compassion, le désintéressement, le dévouement etc. Je me souviens du désarroi d'une jeune maîtresse de conférence, qui disait découvrir soudainement que le savoir universitaire n'était nullement un antidote à la mesquinerie, contre tout ce dont elle s'était convaincue au cours de ses longues études.

J'ai bien conscience, en écrivant ces mots, que je ne fais que circonscrire mon ressenti, et non pas réfuter, par exemple, François-Xavier Bellamy ou Philarête, qui fréquentent depuis quelques années déjà les coulisses de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur, et dont j'imagine bien qu'ils ont rencontré quelques occasions d'être définitivement vaccinés de toute idéalisation excessive du monde des études. Je ne doute pas qu'ils ont des réponses toutes prêtes et mûrement réfléchies à ce que je viens d'écrire. Mais je ne comprends pas en quoi le fait que des lycéens ou des étudiants de L1 connaissent ou non la différence entre la Révolution ou la Restauration ou savent, ou non, quand a été instituée la Cinquième République constitue ne serait-ce qu'un embryon d'explication du malaise social et politique que nous vivons actuellement. C'est très handicapant pour entamer des études supérieures en France d'ignorer les réponses à ces questions, je n'en disconviens pas, mais je ne vois pas en quoi cela éclaire mieux qu'autre chose le repli identitaire ou la montée des violences communautaires. Ce n'est pas parce qu'on connait l'Histoire de France qu'on ressent pour tels ou tels de ses concitoyens ou pour la collectivité dans son ensemble plus de sympathie ou que l'on fait corps avec eux ou elle. Ou qu'on se sent trouver sa place dans cette Histoire, y être reconnu en tant que tel et s'y reconnaître (j'avoue au passage, sans pour autant me sentir "haïr l'homme dans sa naissance" (Tertullien) ne jamais avoir compris, sans avoir peut-être suffisamment cherché, quelle pouvait bien être la fonction normative, défendue par certains (p. 5), d'un héritage ou d'une filiation généalogique). Il me semble que le problème ne vient pas tant de l'ignorance que du sentiment de  n'avoir pas sa place, de ne pas partir avec les mêmes chances et les mêmes perspectives. On peut rire à la lecture de Tartuffe, reconnaître intellectuellement qu'une oeuvre peut être belle et grande, et ressentir, profondément, que la culture française ne nous parle pas, qu'elle passe à côté de notre histoire personnelle, qu'elle ne nous laisse aucune place viable, et pas nécessairement à tort ou par méconnaissance. Peut-être parce qu'on est "déraciné". Peut-être aussi parce que le terreau culturel qui est proposé ne permet pas à toutes sortes de plantes de croître et de produire du fruit.

Beaucoup de catholiques, les yeux pleins d'étoiles quand il est question de Culture, ne cessent de dénoncer l'incapacité de nos gouvernants à diagnostiquer la crise de notre pays et à y remédier, y compris un ministre qui a été le collaborateur personnel de Paul Ricoeur, y compris une autre qui cite jusqu'à l'indigestion des vers d'illustres poètes français. Comment tout à la fois dénoncer l'aveuglement, réel ou supposé, de cette élite culturelle, et soutenir que la clé de nos problèmes sociaux et politiques réside dans l'acquisition d'une culture de base commune, qui certes constitue une aide non négligeable dans la vie adulte à l'échelle individuelle, mais qui, si elle ne permet pas à chacun d'y trouver sa place et de s'y sentir reconnu, socialement, culturellement, religieusement, moralement, professionnellement, reste lettre-morte?


2) Sur le rapport du récit au réel:

Comme je l'écrivais, j'aime bien l'expression "roman national", et en même temps, elle me met un peu mal à l'aise. A bien y réfléchir, ce qui me gêne, c'est l'évidence apparemment présupposée de la possibilité d'un récit commun.

Pour revenir un instant sur l'attentat de Charlie Hebdo, un dessin, paru dans le numéro du 14 février 2015, m'a marqué. On y voit les journalistes victimes de l'attaque faire toutes sortes de bras d'honneurs et de provocations aux terroristes, qui apparaissent dépassés et complètement dominés en termes d'assurance et de personnalité. Il y a eu beaucoup de dessins de ce type dans le monde, en réaction aux attentats (aussi des dessins montrant des crayons sous forme d'armes, etc.). Ce n'est d'ailleurs pas original: il y avait eu plein d'illustrations de ce type après le 11 septembre 2001: je me souviens d'un album hommage chez Marvel Comics qui en était rempli. Il semble que ce ne soit pas du tout comme cela que l'attaque se soit déroulée: les journalistes étaient complètement sous le choc, couchés sous la table pour tenter de sauver leur vie, et les terroristes maitrisaient complètement la situation. Ces dessins, d'une certaine manière, véhiculent une illusion. Ils renversent de manière fantasmée la réalité, pour la travestir et l'accommoder aux désirs du dessinateur. Et en même temps ils ne constituent pas un mensonge: des journalistes présents lors de l'attentat, qui savent exactement comment il s'est déroulé, et qui en ont témoigné, ont participé à ce numéro, et ce dessin était là aussi pour faire mémoire de l'horreur et de la brutalité de l'attentat. Il constitue une forme de revanche symbolique, mais il n'efface pas le mal originel, ni ne cherche à nier la réalité des faits.

De manière moins dramatique, il me semble  que notre vie quotidienne est remplie de ces constructions symboliques, qui ne cessent de réinterpréter une réalité trop brutale, trop nue, trop banale ou trop indifférente, pour la rendre plus viable, plus vivable. La famille, le travail, les engagements associatifs ou militants, la routine même, sont autant de cadres qui donnent à notre existence une consistance, une apparence de permanence et de solidité,alors même que nous n'ignorons pas la réalité de leur fragilité et de leur caractère imprévisible et éphémère. Nous habillons la réalité avec des récits, pour ne pas la voir nue, non pas parce que nous serions aveugles à cette nudité, mais parce que nous vivons mieux sans la voir (même dans la foi, qu'en tant que croyant je ne peux réduire à une illusion, il y a une part de quotidienne de récits rassurants: toutes ces fois où nous nous inventons la volonté de Dieu, où nous lui donnons une personnalité, où nous nous attribuons des bons points, des assurances ou des mérites, plutôt que d'affronter son caractère inconnaissable, son mystère et la gratuité de sa grâce: la foi nue n'est pas plus facile à affronter que la réalité nue).

Ces récits, nous sommes nombreux à nous retrouver dans certains d'entre eux. Qu'ils soient routiniers, comme le travail ou la famille, ou exaltants, comme la nation, la religion, la lutte pour plus de justice sociale, ils regroupent autour d'eux des coalitions, qui y voient une plus-value à leur vie, voir quelque chose qui la transfigure et la rend meilleure, plus grande , plus noble, ou tout simplement plus agréable. Et qui nous pousse, parfois, à en faire la promotion à une large échelle, pour partager avec d'autres les bénéfices que nous en retirons.

Pour autant, ces récits ne sont pas la réalité en elle-même, mais des points de vue sur la réalité (ce qui ne signifie pas qu'ils n'ont aucun lien avec elle ni aucune conséquence sur elle, ni qu'on peut se passer totalement d'eux, bien au contraire). Ils ne sont pas reçus par tous de la même façon, ni avec les mêmes effets, même si chacun se construit évidemment au contact et en partie par la culture et la mentalité dominantes du milieu où il vit. J'écrivais dans un billet précédent que la famille était souvent ce qui nous séparait. On pourrait en dire autant de la Nation, qui n'est ni une évidence abstraite ni une vérité homogène, mais qui est une idée composite, née de la sédimentation d'épisodes historiques et de courants d'idées politiques fort divers, et parfois contradictoires. Je peux entendre qu'on soit attaché à un certain nombre d'idées et de pratiques qui se sont imposées dans l'histoire culturelle française. Je comprends aussi qu'on puisse être reconnaissant du sacrifice de très nombreuses personnes qui en mourant, parfois volontairement et avec courage, "pour la France", ont pu aussi à certains moments de notre Histoire  le faire pour défendre la démocratie, la liberté de leurs concitoyens, ou tout simplement la vie d'autrui. J'accepte enfin très volontiers qu'on puisse vouloir rechercher le meilleur dans cette idée de Nation, magnifier ses épisodes plus glorieux (les balbutiements des démocraties contemporaines, la Résistance etc.)  pour tenter de la dissocier de ses épisodes nettement moins glorieux (colonisation, vichysme, ...), de joindre une certaine forme d'héroïsme et de dévouement patriotique au respect de l'altérité et à une certaine volonté d'accueil et d'inclusion. A l'échelle individuelle, ou d'une groupe,pourquoi pas? Mais je ne crois pas que l'idée de Nation parle à tout le monde de manière positive, ni même qu'elle puisse le faire. Je ne crois pas qu'elle puisse constituer un plus petit commun dénominateur dans la construction d'une identité collective, pas plus que "je suis Charlie".

Nous coexistons sur un même territoire, au même moment de l'Histoire de celui-ci. Nous n'avons pour autant pas tous reçu la même part de cette Histoire en héritage, nous n'avons pas le même point de vue sur elle, et nous ne la percevons pas de la même façon. Nous ne bénéficions pas tous d'une place égale, d'une reconnaissance égale, ni même, malgré tous les réels efforts législatifs et constitutionnels en ce sens, d'une égalité réelle des chances. Nous ne nous reconnaissons pas tous dans les aspects dominants de la culture française, ni dans les caractères les plus saillants de "la mentalité" de nos concitoyens. Pour certains d'entre nous, la Nation, en tant qu'idéal de vie, en tant qu'aspiration, en tant que principe moral, en tant qu'éthique de la vie en communauté, ne représente rien, ou alors un gros paquet de problèmes ou d'inconvénients (l'idéalisation hégémonique d'un mode de vie bourgeois sous couvert d'universalisme, l'occultation des inégalités sociales, économiques, culturelles derrière une appartenance commune abstraite, l'oppression des identités minoritaires sous prétexte d'"intégration" ou que sais-je encore). Je comprends tout à fait qu'on puisse promouvoir une certaine idée commune de la Nation comme une convention administrative, comme une fiction utile pour administrer la société, pour préserver une paix sociale minimale. Je refuse toute injonction à la recevoir comme un principe moral intangible, a fortiori comme une "identité". J'ai une autre sensibilité, d'autres idéaux, d'autres aspirations, d'autres principes, pas forcément meilleurs ou plus vrais, mais, je pense, pas moins respectables ou dignes de considération, qui font que je ne m'y retrouve pas. C'est peut-être dommage, mais c'est comme ça.

Ce qui ne veut pas dire que je la considère, pas plus qu'aucune de ces constructions symboliques que j'évoquais, comme une pure illusion, ni que je cherche à dissuader ceux qui y sont davantage sensibles que moi .  Le nationalisme, comme d'autres récits identitaires (et j'entends ici "identitaire" au sens, large, de récit qui analyse, élabore ou entretient une identité individuelle ou collective, pas au sens de "bloc identitaire", merci bien d'en prendre note), a une dimension performative. Il transforme ceux qui s'en réclament, pour le pire ou pour le meilleur, suivant ce qu'ils vont y trouver et ce qu'ils veulent défendre ou partager ou imposer au travers de celui-ci. Et que des personnes trouvent dans leur sentiment d'appartenance à une nation française, quelque chose qui les fait sortir de leur égoïsme, les rend plus généreuses et plus attentives à leur prochain, je m'en réjouis et les encourage dans cette voie. De même que je respecte et admire profondément tous ceux qui ont su donner leur vie pour autrui, au nom de leurs valeurs, qu'ils s'agisse en l'occurrence de la France, de la Révolution, du Socialisme ou que sais-je. Toutes les causes ont leurs morts. Je peux respecter le dévouement de tous ces morts, quand il s'est exercé pour la vie d'autrui et non pas contre elle, et reconnaître ce que certains ont pu m'apporter. Je ne peux pas faire miennes toutes les causes, même généreuses et grandes par certains aspects. Et l'identité nationale en est une dont les ambiguïtés et les difficultés me paraissent suffisamment avérées pour que je puisse, sans état d'âme, revendiquer de maintenir une distance critique à son égard, de même qu'envers les  injonctions à être (ou à ne pas être) Charlie.

3) Sur les rapports entre identité collective et conditions de reconnaissance:


Je liais dans ma première remarque la question de l'identité à celle de la reconnaissance. Qui, loin de la résoudre une fois pour toutes, soulève de nouvelles difficultés.

Pour être reconnu, il faut un vis-à-vis qui nous reconnaisse. Ce qui implique un minimum de terrain partagé, de normes communes, sur quoi s'appuyer et s'accorder un minimum. Pour qu'il y ait reconnaissance, il ne suffit pas qu'il y ait rencontre ou appréhension par autrui. Il faut qu'un certain nombres de conditions préalables soit remplies, qui rendent le sujet "reconnaissable", qui fassent qu'il puisse être perçu, dans le cadre normatif d'intelligibilité du réel qui est celui de ses vis-à-vis, comme une vie à part entière, au même niveau que la leur.  "La reconnaissabilité précède la reconnaissance", comme Judith Butler l'écrit dans Ce qui fait une vie (consultable gratuitement sur le site de l'éditeur, pour ceux de mes lecteurs qui "ne veulent pas donner de l'argent" à cette auteure):

"Comment alors faut-il comprendre la reconnaissabilité ? En premier lieu, ce n’est pas une qualité ou un potentiel des individus humains. Une telle assertion peut sembler absurde, mais il est important de mettre en question l’idée de ce qu’est une personne (personhood) telle que la comprend l’individualisme. Si on dit que la reconnaissabilité est un potentiel universel qui appartient à toutes les personnes (persons) en tant que telles, alors, en un sens, le problème posé est résolu d’avance. On a décidé qu’une certaine idée particulière de ce qu’est une « personne » (personhood) détermine la portée et le sens de la reconnaissabilité. Ce faisant, on instaure un idéal normatif comme condition préalable à l’analyse ; en fait, on a déjà « reconnu » tout ce qu’il y avait à savoir sur la reconnaissance. La reconnaissance ne remet pas en cause la forme de l’humain qui sert traditionnellement de norme de reconnaissabilité, la notion de ce qui fait une personne (personhood) étant alors cette norme même. Il s’agit pourtant de se demander comment de telles normes opèrent de sorte à produire certains sujets comme des personnes (persons) « reconnaissables » tout en en rendant d’autres infiniment plus difficiles à reconnaître. Le problème n’est pas simplement de savoir comment inclure davantage de gens dans les normes existantes, mais de considérer la manière dont ces normes distribuent la reconnaissance sur un mode différentiel. Quelles nouvelles normes sont possibles et comment sont-elles forgées ? Que pourrait-on faire pour produire un ensemble de conditions plus égalitaires de reconnaissabilité ? Que pourrait-on faire, en d’autres termes, pour déplacer les termes mêmes de la reconnaissabilité afin de produire des résultats plus radicalement démocratiques ?"
 A ce problème de la reconnaissabilité (toutes les vies ne sont pas reconnaissables, ou reconnaissables au même niveau), Butler joint le thème de la précarité:

"Dire par exemple qu’une vie est sujette à la blessure ou qu’elle peut être perdue, détruite ou systématiquement négligée au point de mourir, c’est souligner non seulement sa finitude (dire que la mort est certaine) mais aussi sa précarité (que différentes conditions sociales et économiques doivent être remplies pour que la vie puisse se maintenir comme vie). La précarité implique la vie sociale, c’est-à-dire le fait que la vie de quelqu’un est toujours en quelque sorte aux mains d’autrui. Elle implique que l’on est exposé à la fois à ceux que l’on connaît et à ceux que l’on ne connaît pas ; une dépendance par rapport à des gens que l’on connaît, que l’on connaît à peine ou que l’on ne connaît pas du tout. Inversement, elle implique que l’on est affecté par l’exposition et la dépendance de personnes dont la plupart demeurent anonymes. Ces relations ne sont pas nécessairement d’amour ni même de sollicitude, mais constituent des obligations à l’égard d’autres personnes que nous ne pouvons pour la plupart pas nommer, que nous ne connaissons pas et qui peuvent ou non posséder des traits qui les rapprochent d’une idée de ce que « nous » sommes. Pour utiliser le langage courant, on pourrait dire que « nous » avons des obligations à l’égard d’« autrui » et présumer que « nous » savons qui « nous » sommes dans un tel cas. Cependant, cette façon de voir implique précisément socialement que le « nous » ne peut pas se reconnaître, qu’il ne se reconnaît pas, qu’il est d’emblée clivé, interrompu par l’altérité comme le dit Levinas, et que les obligations que « nous » avons sont précisément celles qui perturbent toute notion préétablie du « nous ». Contre une conception existentielle de la finitude qui singularise notre relation à la mort et à la vie, la précarité met en évidence ce qui nous rend radicalement substituables et anonymes, à la fois par rapport à certains modes socialement induits du mourir et de la mort et par rapport à des modes socialement conditionnés de persister et de s’épanouir. Ce n’est pas que nous naissons pour ensuite devenir précaires, c’est plutôt que la précarité est coextensive à la naissance elle-même (la naissance est précaire par définition), ce qui veut dire qu’il importe de savoir si oui ou non cet être nouveau-né survit, mais aussi que sa survie dépend de ce que nous pourrions appeler un réseau social de mains. Précisément parce qu’un être vivant peut mourir, il est nécessaire de prendre soin de cet être afin qu’il puisse vivre. La valeur de la vie n’apparaît que dans des conditions où la perte importerait. Ainsi, la possibilité du deuil est un présupposé pour la vie qui importe."
 Elle rejette pour autant, explicitement contre les courants militants "pro-vie", l'idée d'un "droit à la vie" absolutisé et intangible:

"Il n’en résulte donc pas que tout ce qui peut mourir ou est sujet à la destruction (c’est-à-dire tous les processus de la vie) impose une obligation de préserver la vie. Mais une obligation naît du fait que nous sommes, pour ainsi dire, des êtres d’emblée sociaux, qui dépendons de ce qui est hors de nous – autrui, des institutions, un environnement viable et durable – et que nous sommes, dans ce sens, précaires. Maintenir la vie comme viable (sustainable) nécessite de donner à ces conditions la place qui leur revient et de militer pour qu’elles soient remplies avec constance et force. Là où une vie n’a aucune chance de s’épanouir, il faut veiller à amender les conditions négatives de la vie. La vie précaire implique la vie comme processus conditionné et non comme trait interne d’un individu monadique ou toute autre chimère anthropocentrique. Nous sommes engagés à l’égard des conditions qui rendent la vie possible, pas à l’égard de la « vie même », ou, plutôt, nos obligations naissent de l’idée qu’il ne peut y avoir de vie maintenue (sustained) si ces conditions ne sont pas remplies, ce qui est à la fois notre responsabilité politique et l’objet de nos décisions éthiques les plus sensibles."

En s'appuyant sur le contexte de lutte contre le terrorisme post-11septembre, sur le travail de réflexion sur la photographie de guerre de l'essayiste et militante Susan Sontag,  ou encore sur les poèmes d'un prisonnier de Guantanamo, elle cherche à penser ce thème de la précarité au travers du différentiel entre les vies qui peuvent être pleurées et celles qui ne le peuvent pas, des populations sujette au deuil et celles qui ne le sont pas:

"Mais la question de savoir de qui les vies doivent être considérées comme sujettes au deuil, méritant d’être protégées, appartenant à des sujets de droits qui doivent être respectés, nous renvoie à la question de la manière dont l’affect est régulé et de ce qu’on entend par « régulation de l’affect ». L’anthropologue Talal Asad a récemment écrit sur les attentats-suicides un livre où la première question qu’il pose est : pourquoi ressentons-nous de l’horreur et de la répulsion morale devant les attentats-suicides, alors que nous n’éprouvons pas toujours la même chose face à la violence d’État ? Son but n’est pas de dire que ces violences sont identiques, ni même que nous devrions éprouver le même sentiment d’indignation dans les deux cas. Mais il trouve curieux, et sur ce point je suis d’accord avec lui, que nos réponses morales – qui prennent d’abord la forme d’affects – soient tacitement régulées par certains types de cadres d’interprétation. Sa thèse est que nous ressentons davantage d’horreur et de répulsion morale face à des vies perdues brutalement dans certaines conditions et par certains moyens que dans d’autres conditions et par d’autres moyens. Si quelqu’un tue ou est tué à la guerre, et si cette guerre est menée par un État que nous investissons de légitimité, alors nous considérons cette mort comme déplorable, triste, infortunée, mais pas comme radicalement injuste. En revanche, si la violence est perpétrée par des groupes insurrectionnels considérés comme illégitimes, notre affect change invariablement, c’est du moins ce que suppose Asad."
Ces considérations sur le différentiel de reconnaissabilité entre les vies sujettes ou non au deuil l'amène à refuser de poser le problème en termes d'identité ou de sujet:

"Nous sommes par conséquent confrontés à une certaine faille ou clivage récurrent au cœur de la politique contemporaine. Si l’on estime que certaines vies méritent d’être vécues, protégées et pleurées, tandis que d’autres ne le méritent pas, cette manière de distinguer entre les vies ne peut être comprise comme un problème d’identité ou même de sujet. C’est bien plutôt une question portant sur la manière dont le pouvoir forme le champ dans lequel les sujets deviennent possibles ou, plutôt, comment ils deviennent impossibles. Et cela implique une pratique critique de pensée qui refuse de prendre pour acquis le cadre de la lutte identitaire selon lequel les sujets existent déjà, occupent un espace public commun, avec l’idée que leurs divergences pourraient être conciliées si seulement on avait les bons outils pour les rapprocher. D’après moi, l’affaire est infiniment plus grave et appelle un type d’analyse capable de remettre en question un cadre qui étouffe la question de savoir qui compte comme « quelqu’un » – en d’autres termes, l’impact de la norme sur la délimitation d’une vie sujette au deuil."

Elle conclut en liant l'injonction politique à la "non violence" à la critique systématique de ce différentiel qui fausse, notamment dans les représentations médiatiques, les conditions de reconnaissabilité, en insistant sur le fait qu'il n'y a pas de conception opératoire de la non-violence sans confrontation à cette violence qui est partie prenante de notre propre constitution comme sujets:

"Pour que l’injonction à la non-violence ait du sens, il est d’abord nécessaire de surmonter le présupposé de ce différentiel lui-même – un inégalitarisme schématique et non théorisé – qui opère partout dans la vie perceptuelle. Si l’on veut que l’injonction à la non-violence ne perde pas tout son sens, il faut lui adjoindre une intervention critique quant aux normes qui distinguent entre les vies qui comptent comme vivables et sujettes au deuil et celles qui ne comptent pas comme telles. C’est seulement à la condition que les vies soient sujettes au deuil (prises au futur antérieur) que l’appel à la non-violence peut se soustraire à la complicité avec certaines formes d’inégalitarisme épistémique. Le désir de commettre la violence est ainsi toujours accompagné par l’angoisse de la voir se retourner contre soi, puisque tous les acteurs potentiels de la scène sont également vulnérables. Même quand cette idée découle d’un calcul portant sur les conséquences d’un acte violent, elle témoigne d’une interrelation ontologique qui est antérieure à tout calcul. La précarité n’est pas l’effet d’une certaine stratégie, mais la condition généralisée de toute stratégie quelle qu’elle soit. Une certaine manière d’appréhender l’égalité découle ainsi de cette condition invariablement partagée, une condition qu’il est difficile de toujours garder à l’esprit : la non-violence prend sa source dans le fait d’appréhender l’égalité au cœur de la précarité.
À cette fin, point n’est besoin de savoir à l’avance ce que sera « une vie », mais seulement de trouver et de soutenir les modes de représentation et d’apparence qui permettent à l’exigence de la vie de s’exprimer et d’être entendue (en ce sens, médias et survie sont liés). L’éthique est moins un calcul que quelque chose qui découle du fait d’entendre un appel (address), de pouvoir entendre un appel de manière tenable (sustainable), ce qui veut dire à un niveau global qu’il ne peut y avoir d’éthique sans une pratique soutenue de la traduction – entre des langues, mais aussi entre des formes de médias. La question éthique de savoir s’il faut ou non exercer la violence ne surgit qu’en rapport avec le « tu » qui figure l’objet potentiel de ma blessure. Mais s’il n’y a pas de « tu » ou si celui-ci ne peut être entendu ou vu, alors il n’y a pas de relation éthique. On peut perdre le « tu » par des postures exclusives aussi bien de souveraineté que de persécution, tout particulièrement lorsque personne ne reconnaît être impliqué dans la position de l’autre. De fait, l’un des effets de ces modes de souveraineté est précisément de « perdre le tu ».
Il semble ainsi que la non-violence requière une lutte pour le domaine de l’apparaître et des sens, interrogeant la meilleure manière d’organiser les médias pour surmonter les répartitions différentielles de la possibilité du deuil (grievability) et du fait de considérer une vie comme digne d’être vécue, voire comme une vie vivante. Elle consiste aussi à lutter contre des conceptions du sujet politique qui supposent que la perméabilité et la blessabilité peuvent être monopolisées à un endroit et entièrement refusées à un autre. Aucun sujet n’a le monopole de l’« être persécuté » ni du « persécuter », même quand des histoires fortement sédimentées (des formes d’itération densément composées) produisent cet effet ontologique."

Je suis pour ma part tout à fait incapable d'émettre des propositions politiques consistantes, crédibles ou même informées en matière, tant de politique des minorités, que de lutte contre le terrorisme  ou contre le néocolonialisme. Je retire principalement de cette réflexion sur la reconnaissabilité le paradoxe de la constitution du sujet identitaire, qui va fermer des possibilités de reconnaissance par le geste même qui va en promouvoir d'autres: le type français hégémonique parmi toutes les vies française, le type catholique hégémonique au sein de toutes les vies catholiques, mais aussi (et ça vaut pour les revendications identitaires de minorités) le type féminin hégémonique au sein de toutes les vies féminines, le type musulman hégémonique au sein de toutes les vies musulmanes, le type homosexuel hégémonique au sein de toutes les vies homosexuelles.

Et aussi la difficulté de définir ce que signifie "défendre les plus faibles" (ou, de manière peut-être moins ambiguë et paternaliste, et plus utilisable dans une démarche d'"empowerment",les opprimés ou les dominés). J'ai noté, comme tous le monde, que les AFC sont entrées la semaine dernière dans une lutte juridique contre le site de rencontre Gleeden. Sur le principe, je ne suis pas très partisan de cette manière d'importer des luttes morales sur le terrain juridique. Je peux cependant entendre que beaucoup de concitoyens puissent être profondément choqués par ce qui peut apparaitre comme une exploitation commerciale cynique de l'adultère, et de fait, j'ai parmi mes proches, comme beaucoup de monde des personnes qui ont vécu très durement l'adultère de parents, jusque dans leur construction personnelle. Par contre, je m'interroge, à la lumière des réflexions qui précèdent sur la "reconnaissabilité", sur ce qui fait que tant de catholiques considèrent comme une priorité pour "le bien commun" de remédier à cette situation particulière qu'est la souffrance des des conjoints trompés et de leurs enfants, et à rejeter en même temps comme des "revendications particulières", disons,  la lutte des personnes transgenre pour une vraie reconnaissance sociale et juridique. Je ne minimise pas la souffrance des victimes d'adultère, elles n'ont pas droit à moins de compassion que les personnes trans', mais j'imagine que la plupart ne se font pas quotidiennement harceler et insulter dans les transports ou dans la rue, qu'elles ne sont pas considérées comme des monstres par leurs parents ou leurs employeurs. Je pense qu'il vaut le coup que nous nous saisissions nous, catholiques, de cette question de la reconnaissabilité, pour nous interroger sur ce différentiel de charité, qui nous rend profondément réceptifs à certaines souffrances, et complètement indifférents, voire hostiles, à d'autres pourtant objectivement aussi importantes.

Et il ne m'est pas possible, en ce sens, d'approuver que l'on formule cette lutte pour ceux qui souffrent comme un refus de "la promotion de comportements déstructurants et désagrégateurs de la société". Car de mon point de vue, (et même s'il n'est vraisemblablement pas possible de se passer de toute référence à elle) l'identité sociale, quelle que soit la manière dont on la définit ou la conçoit,  réifie, hiérarchise, différencie entre les vies reconnaissables et celles qui souffrent en silence, ou sous les moqueries et les insultes, et il n'est pas de défense des opprimés, quels qu'ils soient, sans promotion de ceux de ces comportements déstructurants et désagrégateurs de la société, qui sont portés par la critique sociale et politique.

2 commentaires:

  1. Ouch ! C'est dense, cher Manu.
    Quelques remarques :
    - sur le fait que la "culture" (classique, évidemment ;-) ne protège pas de la mesquinerie, de l'égoïsme etc. et ne rend pas, en soi, plus généreux, plus empathique, plus attentif à autrui, je crois que l'expérience parle d'elle-même. Cependant, je pense aussi que celui qui a eu le temps et les moyens de recevoir cette culture est aussi, souvent ? parfois ?, dans un contexte qui va aussi l'ouvrir à ces qualités (et chez certains, c'est exactement l'inverse, parce que cela développe un insupportable complexe de supériorité qui fait que "les autres, c'est des cons", que "de toutes façons, s'ils voulaient vraiment, ils pourraient", etc.). La générosité n'a pas de camp social et culturel ; elle est peut-être plus facile dans certains contextes, qui sont aussi ceux où l'accès à la culture classique est le plus évident. Peut-être. (j'ai des contre-exemples assez précis en tête, mais globalement, je me dis que quand même...). Ceci dit, l'accès à la culture classique n'est pas en soi un moyen pour résoudre certains mal-êtres, malaises, tensions, etc. Je n'arrive pas à être d'accord avec Paul Veyne disant qu'il faut supprimer l'enseignement du latin et du grec en secondaire, mais je ne crois pas que continuer à les enseigner rendra la vie plus facile à la majorité des ados.

    Sur votre 2e point, je ne peux qu'applaudir. Aucune cause n'est universelle ; et la capacité de chaque personne à trouver dans une "cause" le contexte dans lequel il se dépassera et s'ouvrira à autrui est intime, propre à chacun ; j'ai été profondément choquée par les attentats, et le "je suis Charlie" a beaucoup résonné en moi. Mais lorsqu'il devient injonction, il y a forcément un problème (surtout quand c'est de l'ordre du slogan polysémique). Moins tragiquement, moi qui ne suis patriote que devant le sport à la télé, je me marre gentiment à chaque moment d' "unité nationale" derrière tel ou tel héros : oui, on a le droit de se contrefoutre qu'un tel soit champion du monde, et non cela ne signifie rien de notre lien à notre pays (qui peut par ailleurs être absolument ténu, voire inexistant, sans que cela n'ait de sens moral). Nous construisons tous ce que nous sommes, et le récit de ce que nous sommes, et ce récit nous construit (la notion de performativité me semble extrêmement pertinente).
    Le 3e point m'est difficile d'accès, j'avoue. Cette notion de "reconnaissabilité" m'intéresse, pour le coup, mais je ne suis pas certaine du tout de l'avoir cernée. Si je comprends bien, l'idée de Butler est que toute société "reconnaît" certaines personnes et non d'autres, et que le combat politique doit être de rendre toute personne "reconnaissable" sans l'intégrer nécessairement à des normes préexistantes ? Ou au contraire d'écarter cette "reconnaissabilité", nécessairement normative et exclusive ?
    Le défi n'est-il pas de renoncer à "définir" la personne qui est en face de nous ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avoue que sur les questions que soulèvent ce thème de la "reconnaissabilité", ma réflexion se heurte pour l'instant à une aporie. Soit en effet on maintient une forme de perspective universaliste dans l'action politique (qu'elle soit descendante: la nation, l'humanité, ou ascendante, émancipatrice: la lutte des classes, l'empowerment des minorités), et on fige les conditions minimales, le cadre normatif d'intelligibilité, de cette reconnaissabilité, et on reproduit des schèmes d'exclusion et d'invisibilisation. Soit on se maintient dans une perspective purement critique, avec tous les risques de dispersion de l'action politique, d'abstraction et de "disempowerment" (pour reprendre une accusation adressée à Judith Butler par la sociologue et activiste queer Marie-Hélène Bourcier dans un contexte un peu différent, quoique tout à fait dirigée contre sa conception de la précarité et de la reconnaissabilité) des minorités qui elles mêmes risquent d'être soupçonnées d'être à leur façon oppresseur aussi bien qu'opprimé. On peut concevoir l'identité revendiquée comme une identité stratégique, provisoire, destinée à déplacer les cadres communs de la reconnaissance sociale, à la manière des militants queer. Ca a produit des résultats probants, en termes d'émancipation de telle ou telle minorité. Reste la question de savoir si cela peut permettre de porter un projet de société dans une perspective plus globale. Ou alors, comme Judith Butler le conçoit peut-être dans son livre sur le conflit israelo-palestinien que je n'ai pas fini (et comme Anthony Favier semble le suggérer dans son dernier billet), on peut peut-être s'appuyer sur une idée de coexistence ou de cohabitation entre plusieurs perspectives identitaires et/ou universalisante, dans un cadre qui me semblerait pour le coup résolument libéral (au sens politique) et multiculturel. Je ne sais pas, et mon éloignement de l'action politique de terrain ne m'aide guère à y voir plus clair.

      Supprimer