vendredi 7 novembre 2014

Asymétrie des vécus et violence symbolique: à propos de réactions de catholiques à un article de Yagg



J'ai été interrogé en MP sur Facebook par un de mes contacts catholiques, sur mon ressenti envers le témoignage, publié hier par Yagg, d'une homosexuelle qui a découvert que sa psy était une militante de la Manif pour tous et qui a finalement décidé de changer de spécialiste. D'autre part, je vois sur divers réseaux sociaux des catholiques, issus de sensibilités diverses, qualifier ce témoignage de "vertigineux" ou d'"indigent".

Je trouve très difficile (et pas vraiment nécessaire ni légitime en fait) d'émettre un jugement sur ce témoignage, dans la mesure où je n'ai vécu, ni ce que peut ressentir une personne homosexuelle plongée dans l'actualité de ces deux dernières années autour du "mariage pour tous", ni les relations entre un psychologue et son patient.

Il est vrai que couper les liens avec des personnes avec qui j'avais des relations de confiance et avec lesquelles je me découvre des désaccords n'est pas quelque chose que j'ai l'habitude de faire (mais il est tout aussi vrai, concernant cet exemple précis, que je ne suis pas homosexuel et donc non directement concerné, que je ne vis pas du tout la même vie). Mais d'un autre côté, ce témoignage rejoint ce que je disais dans un article sur la "violence symbolique" des positions, mêmes bienveillantes pour certains, des militants de la manif pour tous vis-à-vis des homosexuels: comment à la fois tenir un discours sur la filiation qui hiérarchise, en termes de légitimité et d'exemplarité, les couples homosexuels et hétérosexuels, et s'étonner que cela heurte, souvent durement, des personnes homosexuelles qui ont souvent dû faire un gros effort pour s'avouer leur orientation à elles-mêmes, puis à leur entourage? 

"Et ce qui représente pour moi la grande violence de la Manif pour Tous, c'est précisément de chercher à le dissimuler ou le minimiser par tous les moyens. En soulignant (comme le rappelle l'affiche qui illustre ce billet) que ce n'est pas un problème urgent, elle nie la souffrance des homosexuels qui voit leur union reléguée au rang de sous-relations. En donnant la parole, exclusivement, aux quelques homosexuels opposés au projet de loi, pour donner l'impression qu'elle défend une meilleure intégration des gays. En se prétendant "contre l'homophobie", alors qu'elle cautionne cette violence symbolique qui valide une représentation de l'homosexualité comme "différente" et moins"naturelle" et qu'elle ne fait rien de concret pour battre en brèche les préjudices vécus au jour le jour par la plupart des homosexuels. En prétendant que la contestation d'un projet de loi qui s'intitule "mariage pour les personnes de même sexe" n'a rien à voir avec l'union des personnes de même sexe. En infantilisant les motifs de leur revendications en les présentant comme peu sérieux: par la condamnation d'un "droit à l'enfant" que personne à ma connaissance n'a soutenu, en les accusant de "réduire" le mariage à l'amour. En leur tendant un "contrat d'union civile élargie" comme on donne un jouet à un enfant pour qu'il arrête de pleurer, comme si une union distincte du mariage pouvait satisfaire cette attente fondamentale qui est d'être perçu "comme tout le monde" et de se voir reconnaitre les mêmes droits que "tout le monde". En se plaignant, lorsque des homosexuels se laissent aller à la colère et la mettent en cause, d'être en butte à la "haine" LGBT, elle leur nie le droit d'exprimer leur révolte face à un mouvement qui nie le caractère naturel de leur relation, et de leur orientation sexuelle, qui accuse implicitement les couples homoparentaux qui existent déjà de fait de faire souffrir leurs enfants. Enfin, en niant que les homosexuels soient à l'origine de leur propre parole, de leur propre demande, en attribuant à celle-ci des commenditaires et des mobiles sombres et mystérieux: un "lobby minoritaire" (je ne dis pas qu'il n'y a pas lobby LGBT ni de radicalisation politique de certains homosexuels, mais pour en connaitre d'autres non politisés, je peux témoigner que c'est une revendication très largement partagée au delà), la "théorie du genre", la destruction des valeurs judéo-chrétiennes de notre société..." (Aigreurs administratives, "Non violente, la Manif pour tous?").

Cette difficulté me parait encore plus nette quand on a affaire à son psy, donc à quelqu'un à qui on dévoile son intériorité, voire son intimité, et qu'on va généralement voir pour restaurer une certaine estime de soi-même: comment concilier cette démarche et cet objectif, avec un interlocuteur qui, si professionnel et bienveillant qu'il soit, dénie à votre désir et à votre vie affective et sexuelle la légitimité qu'il reconnait à ceux des personnes hétérosexuelles, et donc, au moins à un certain niveau, votre normalité? Certes, si l'auteure avait continué à ne rien connaitre des motivations de sa psy, sans doute tout aurait continué à bien se passer: mais quelque soit la facilité ou le professionnalisme avec lesquels celle-ci arrive à abstraire sa pratique médicale de ses opinions, je peux comprendre qu'à partir du moment où ces dernières sont connues de la patiente, la violence, même passive, de la découverte soit si grande qu'elle n'arrive plus à restaurer une relation de confiance (et d'après l'article, elle a vraiment essayé: il ne s'agit pas d'une banale réaction de rejet épidermique de la contradiction).

Alors je ne sais pas comment j'aurais réagi à la place de l'auteure du témoignage, et il est fort possible que j'aurais fait le choix contraire du sien. Mais JE NE SUIS PAS à sa place: je suis hétérosexuel, je suis "normal". Si je souhaite me marier, élever des enfants, des gens ne descendront pas dans la rue pour m'en empêcher. Si j'embrasse une fille en public, je ne croiserai pas des regards dégoûtés. Si je me mets en couple, je n'aurai pas une boule dans le ventre en allant l'annoncer à ma famille. Et la violence symbolique, ce ne sont pas seulement les regards dégoûtés, la désapprobation des proches, les insultes et les brimades, ce n'est pas seulement la violence psychologique: c'est le simple fait de poser comme symétriques, équivalentes, des situations qui ne le sont pas, des vécus qui n'ont ni le même contenu, ni la même histoire, ni le même point de vue (alors que paradoxalement, la différence parait si "évidente" quand il s'agit de refuser aux homosexuels de bénéficier des mêmes droits que les hétérosexuels). Pour ma part, j'ai une de mes collègues qui est militante de LMPT: nous connaissons nos divergences, et nous continuons à travailler (et à bien travailler) ensemble. Dans mon groupe CVX, l'une des membres les plus récentes est hyper pro-LMPT, et je n'ai pas demandé à partir, et je ne le ferai pas pour ce genre de raison. Mais JE NE SUIS PAS aussi concerné, aussi intimement et viscéralement exposé, que peut l'être une personne homosexuelle au discours de LMPT. Et le simple fait de juger le vécu de l'auteure par rapport au mien , comme s'ils revenaient au même et constituaient des contextes comparables, avec des implications semblables, est violent, car ma vie est sur bien des point beaucoup plus facile que la sienne, du fait précisément de ce que nous sommes. Elle doit lutter et souffrir pour obtenir ce que qui m'est donné "naturellement": le droit au même respect et à la possibilité de fonder (ou non) une famille comme elle l'entend. De même que tel hétérosexuel connaissant tel autre homosexuel qui aurait réagi différemment ne me parait pas pouvoir opposer de manière légitime ces deux vécus, comme s'il lui revenait d'arbitrer entre les bons ou les mauvais homosexuels, d'ériger son ressenti en critère axiologique des leurs.

Je pense qu'il est important de prendre conscience que les personnes en situation d'être dominées, exploitées ou brimées en raison de leur non conformité à la norme sociale sont en droit de revendiquer pour elles-mêmes des environnements "safe", et des conditions de vie qui ne leur renvoient pas sans arrêt (en particulier dans des situations de vulnérabilité: par exemple face à un expert et/ou dans un cadre médical) aux pressions sociales et culturelles dont elles souffrent ou ont souffert quasiment au quotidien du fait de discours sociaux et culturels normatifs et hégémoniques qui leur assignent un statut d'anomalie. Je lisais il y a quelques jours les tweets d'une militante féministe, qui avait vécu un rendez-vous traumatisant avec une gynécologue qui se permettait toutes sortes de remarques sur les difficultés pratiques liées à son surpoids. On n'en était sans doute pas du tout là encore avec cette psy, mais j'estime que notre humanité devrait suffire à nous faire comprendre que pour des personnes sans cesse exposées (ou en tout cas beaucoup plus que la "norme") au regard et à la parole des autres, le choix d'éviter les lieux et les personnes non "safe" quand elles en ont le pouvoir, même si cela peut paraitre pour nous hétérosexuels un peu paranoïaque, excessif ou extravagant, n'est que la simple conséquence d'une très légitime revendication d'une sécurité affective et psychologique minimale. 

Alors de grâce, plutôt que de lancer des piques faciles sur "la construction de l'image par internet", ou pire: "l'intolérance et la bêtise bobo" et "l'intolérance idéologisée", si nous n'arrivons pas tous à approuver, ayons au moins l'humilité de prendre un temps de silence pour méditer le constat que notre vie n'englobe pas toutes les vies, que certains ressentis, certaines réalités, certains comportements, certaines souffrances nous échappent, et que celui ou celle qui a (le respect, la pleine reconnaissance sociale de sa dignité, de celle de son désir et de ses choix) n'a pas la même légitimité  pour demander des comptes à celui ou celle qui n'a pas, que celui ou celle qui n'a pas pour en demander à celui ou celle qui a. Qu'il y a des situations de discernement qui nous sont inconnaissables. Ce qui ne signifie pas que tout peut être demandé dans un sens, et rien dans l'autre, mais qu'il n'y a pas de justice ni de morale authentique sans prise en compte de l'asymétrie des vécus. Ce qui devrait tout de même faire sens pour des catholiques...

1 commentaire:

  1. Il me semble qu’une des formes de la violence symbolique pourrait être ainsi résumée : « prendre la place de l’autre, sans son consentement ».
    Il y a violence symbolique quand la majorité se dit opprimée par la minorité, quand on prend la parole de quelques uns pour celle de tous, quand quelqu’un s’empare de notre parole pour lui faire dire autre chose que ce que nous avons voulu dire.

    Cette violence fondamentale de la majorité est insupportable, non parce qu’elle nierait l’être minoritaire (ce qui serait encore lui attribuer une place, une existence) mais parce qu’elle lui propose une alternative odieuse : lui faire endosser une place qui n’est pas la sienne ou l’effacer littéralement en prenant sa place.
    Dans les deux cas de figure, la minorité ne peut plus parler de sa place, à elle. Comment se faire entendre ? Par la violence… ou le silence… : par une disparition de la parole.

    Et c’est précisément ici, sur l’enjeu de la parole et de sa disparition que se joue la décision symbolique de continuer ou d’arrêter de soir sa psy LMPT.
    Effectivement l’article (http://yagg.com/2014/11/06/temoignage-ma-psy-est-manif-pour-tous/) est « indigent » mais sur le contexte de ces rencontres entre une psychothérapeute et… qui, d’ailleurs ? Une patiente ? Une cliente ? Une analysante ?
    Quel était l’enjeu de ces rencontres ? Aller mieux globalement ? Surmonter une difficulté ponctuelle de sa vie ? Un deuil ou une rupture ? Une acceptation de son homosexualité ? Une meilleure compréhension de soi dans le cadre d’une analyse ?
    Et que proposait cette thérapeute comme méthode ? TCC ? Analyse ? Type analyse ? Thérapie existentialiste ? Humaniste ? …
    De l'enjeu de cette thérapie rien n’est dit ni de ses méthodes.

    Or, c’est bien de parole dont il s’agit, de parole entre deux personnes, à partir d’une demande et dans le cadre défini d’une méthode où le statut de la parole n’est pas le même.
    Ce cadre pose les conditions de l’intervention du thérapeute (ni trop ni pas assez) et donne une place spécifique à la parole. On ne travaillera pas le deuil d’un parent de la même manière selon les différentes approches et la parole du thérapeute aura plus ou moins de place.
    Dommage que rien n’en soit dit ici, ce qui pourrait permettre de comprendre le contexte de cette déception.

    Il me semble que dans ce témoignage, ce soit plutôt le silence de la thérapeute qui fasse obstacle à la parole de la patiente et non sa position MPT. On peut regretter que cette orientation philosophico-anthropologico-politico-socio… (pour ne pas faire intervenir la religion) n’ait pas été posée au début de la thérapie, soit par l’entourage de la patiente soit par la psychothérapeute elle-même, au moment où le thème de l’homosexualité a été abordée (« thème », pas « problème »).
    Cette parole « coincée » de la thérapeute a fini par « coincer » la parole de sa patiente autour du nœud de la thérapeute et non de celui de la patiente.
    Ce silence, volontaire ou involontaire, renvoie donc soit aux limites de la thérapeute, soit à un problème déontologique.

    En ces deux sens, la décision d’arrêter la thérapie me paraît plus que judicieuse.
    Bien plus que pour des raisons d’homophobie réelle ou supposée.

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